J'ai découvert La fin de notre petite ville, de Dimìtris Hadzis, au tout début des années quatre-vingt. Mon grec était alors balbutiant. Je ne comprenais pas tout, mais j'étais d'autant plus fasciné. J'ai traduit laborieusement l'une des nouvelles, «Le détective», et l'ai montrée à mon professeur des Langues-O, Chrìstos Papàzoglou, qui malgré toutes mes fautes ne m'a pas découragé.
J'ai égaré ce premier essai, mais sept ou huit ans plus tard, entré dans le métier, j'ai trouvé un éditeur pour le livre et l'ai traduit. Il n'a pas bouleversé les foules, a disparu très tôt, puis pendant trente ans tous les projets de réédition se sont heurtés à la veuve du grand homme, qui les refusait obstinément, le diable sait pourquoi. Je rongeais mon frein en attendant son départ vers l'Hadès lorsque le miracle s'est produit : elle a cédé ! Un nouvel éditeur a pu acheter les droits ! Il souhaite reprendre ma traduction !
Un coup d'œil à mon travail ancien me confirme ce à quoi je m'attendais : il faut tout revoir. En trente-six ans, de 1988 à 2024, j'ai changé tout de même. Pas énormément : il me semble aller dans la même direction qu'au tout début, tendant l'oreille à la musique du texte, cherchant le naturel, fuyant les lourdeurs, tout en acceptant sans crainte les répétitions qui effarouchent tant nos professeurs. Je salue au passage en me relisant quelques trouvailles dont je me demande parfois si j'en serais encore capable — comment savoir ?
Des lourdeurs, j'en repère malgré tout ici ou là ; j'aurais dû trouver, à l'époque, certains raccourcis qui s'imposent. Ce qui a changé, d'une manière générale, c'est qu'aujourd'hui j'écoute mieux la langue originale, j'adapte moins mon texte aux normes du français standard, bref, je suis devenu un peu moins cibliste, un peu plus sourcier — suivant en cela le mouvement général.
Le plus gros écart entre le blanc-bec de jadis et le vétéran d'aujourd'hui, c'est la ponctuation. Ma version ancienne recourt abondamment au point-virgule, qui existe en grec (sous la forme d'un point suscrit), mais que mon auteur évite soigneusement. Notre point-virgule est un personnage utile, subtil, attachant, auquel j'ai volontiers recours dans certains de mes textes à moi, mais dont le côté raffiné ne convient guère chez Hadzis : son écriture est sans apprêt, un peu rude. Comment ai-je pu ne pas le sentir dans mon jeune temps ? J'ai honte.
La ponctuation préférée de Hadzis, c'est le tiret, lequel est présent dans la plupart des textes grecs, même si mon auteur l'emploie un peu plus encore que les autres. Cette ponctuation forte, on l'aime bien là-bas — plus que chez nous. Si le point-virgule est un demi-soupir, le tiret dure le temps d'une demi-pause. Il impose un bref silence. C'est un geste écrit — c'est du théâtre. Avec lui l'oral fait son entrée. Le tiret est un personnage épatant. Un allié précieux.
Revenu à Hadzis, je vire donc tous mes points-virgules, les remplaçant souvent par des virgules, laissant courir de longues phrases parfois méandreuses, et rétablissant ailleurs les tirets originaux pour mieux préserver la force, la vivacité du texte grec. Ils donnent à mon Hadzis nouveau une pointe d'accent, une saveur légère qui lui vont bien au teint. Cependant je ne les réintègre pas tous. D'abord, l'usage que les Grecs en font, le plus souvent accessible à nos cervelles hexagonales (quand il remplace les deux points, par exemple), me semble parfois trop insolite et obscur pour les pauvrettes. Ensuite, je sais que le tiret n'a pas bonne presse auprès de ceux qui veillent sur nos écritures, qu'on le traite encore en immigré suspect (on n'a pas lu Gracq...), et je frémis, accablé, en pensant à toutes les batailles que je devrai livrer pour les conserver tous. Batailler encore, à mon âge... Ô Sisyphe — ô mon frère...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°256 en janvier 2025)