DOUBLES JEUX


Yànnis Rìtsos, l'un des poètes grecs les plus fêtés dans son pays, le plus connu sans doute à l'étranger, est un peu le Victor Hugo grec, avec son œuvre immense, géniale souvent mais pas toujours. Il m'inspire un respect un peu distant et pour l'instant je l'ai à peine traduit, même si le Miel des anges s'apprête à l'accueillir bientôt.

Ce que je préfère de lui, c'est un recueil peu connu, Jeux du ciel et de l'eau, écrit en 1960. Un enchantement. L'été grec sur une île tranquille, un tourbillon d'images, de couleurs, de lumières. On s'émerveille devant la beauté du monde, le temps d'une brève halte, avant d'affronter à nouveau sa violence.

Bruno Doucey, président virtuel du fan-club français, qui a déjà publié aux éditions portant son nom six recueils du poète, nous donne à présent ces Jeux superbes. En ouvrant le livre on découvre le nom du traducteur : Faber Fabbris. Un nouveau. Bienvenue dans la petite confrérie. Cette édition bilingue est suivie d'une intéressante postface, où le nouvel arrivant expose son projet : suivre les rythmes clairs et dansants de l'original, si possible pied à pied, avec certains aménagements : en grec, une syllabe finale non accentuée est comptée, contrairement à l'e muet final en français, si bien qu'un vers grec d'onze syllabes équivaut à notre décasyllabe. Le traducteur précise aussi, à juste titre, que le nombre de syllabes n'est pas tout, que le rythme dépend aussi de la répartition des accents à l'intérieur du vers. Un tel souci musical, c'est bon signe.

Une seule chose manque dans ce petit volume : la mention de la première traduction de ces Jeux. C'est en 1990 que Michelle Barbe a fait paraître sa version aux éditions de L'échoppe. Que le livre soit épuisé et l'éditeur confidentiel justifie-t-il qu'on l'envoie aux oubliettes ?


Premier poème du recueil :


Γαλάζιο αστέρι, κόκκινο αστέρι,

πράσινο αστέρι — το βερυκοκκί, το κίτρινο —

γαλάζιο, βιολετί, πορτοκαλί — τ'αστέρι θέ μου —

στρόβιλος-στρόβιλος, μενεξελί και ρόδινο —

χορεύει η νύχτα με τον Πέτρο μες στο δάσος,

χορεύει το φεγγάρι με τα χέρια σου,

σπίθες χρυσές, σπίθες γαλάζιες — στρόβιλος.

Αν δεν πεθάνω απόψε, κλάψτε με.


Fabbris écrit :


Étoile bleue, étoile rouge,

étoile verte — comme un abricot, jaune et dorée —

orange, violacée, couleur d'azur — l'étoile, mon dieu ! —

tourbillonnante, tourbillonnante, mauve et rosée —

dans les bois, la nuit mène la danse avec Petros,

au ciel, la lune mène la danse avec tes mains,

des éclats d'or, des éclats bleus, tourbillonnants.

Pleurez-moi, si je ne meurs pas ce soir.


Le texte est suivi de près, rien ne manque apparemment, mais à bien regarder on déchante un peu. Bleu, rouge, vert, les couleurs dans l'original sont pures ; changer le violet en violacé et le rose en rosé, pour des raisons de rythme je suppose, c'est ne pas sentir la force poétique, la rayonnante simplicité de ces couleurs élémentaires.

La décision de coller au rythme du grec, fort louable, est-elle d'une importance capitale, s'agissant de vers libres ? On pourrait, à la rigueur, calquer le rythme original avec «violette, bleu azur, couleur d'orange», mais se contenter d'un simple «bleu clair, violet, orange», ce ne serait pas plus mal. Il est un peu dommage, par ailleurs, de perdre la répétition de γαλάζιος (bleu clair).

L'ennui du calque rythmique, c'est qu'il amène plus d'une fois à rembourrer des vers trop courts : ici, le rajout de «au ciel» ne sert à rien, tandis que «mène la danse» est non seulement lourd, mais faux : chez Rìtsos, la nuit danse avec Pètros et la lune avec les mains de quelqu'un, alors que dans la v.f. les deux couples amoureux sont métamorphosés en maîtres à danser.

Autre perte de densité poétique : le remplacement de «tourbillon», mot-clef répété trois fois, par «tourbillonnante». Le grec lance le mot de façon abrupte, frappante, sans lien syntaxique et sans s'obliger à dire ce qui tourbillonne, alors que le français, toujours cartésien, éprouve le besoin de raccorder grammaticalement, d'expliciter, donc d'affadir : ce tourbillon, sache-le, cher lecteur, c'est le mouvement de l'étoile ! Est-ce bien clair ?

Et pourquoi «les bois» ? On imagine nos grandes forêts françaises. Le grec dit «le bois», un petit bois sûrement. On est sur une île, dans un espace resserré, un jardin souvent. Le poème est à la fois cosmique et intime.

Dernière maladresse : l'ordre des mots dans le dernier vers. Mettre «pleurez-moi» au début, contrairement au grec, c'est affaiblir la chute — pour des raisons non pas sémantiques, mais rythmiques : il vaut mieux terminer par le segment le plus court, plus percutant.

Pas vraiment mauvais, ce travail. Juste un peu gauche et terne. La poésie s'y trouve diluée. Même chose avec le titre du recueil, devenu Les jeux..., on se demande pourquoi. En grec, le mot «Jeux» apparaît d'abord, sans être annoncé, dans toute sa force. L'inutile ajout de l'article l'affaiblit.

(Cette erreur, je l'ai commise moi-même il y a peu, en intitulant mon Sikelianos «Le visionnaire» au lieu de «Visionnaire» tout court comme en grec. Comment ai-je pu ? Je m'en mords les doigts.)


Et Michelle Barbe, que nous dit-elle ?


Bleue et rouge et verte — étoile,

Jaune citron — jaune abricot,

Bleue, violette, orange — l'étoile, mon dieu —

Vertige vertige, et mauve et rose —

La nuit danse avec Pierre dans le bois,

La lune danse avec tes doigts,

Étincelles d'or, étincelles bleues — vertige.

Si je ne meurs pas ce soir, pleurez-moi.


Ce qu'on remarque d'abord, c'est le remue-ménage dans les deux premiers vers. L'ordre des mots grecs est bouleversé. Oui, mais tout y est, globalement, les couleurs intactes, les répétitions respectées. La simplicité du poème grec est préservée. Dans la suite du poème, même chose. La danse, on ne la mène pas, on la vit.

Ce que je n'aime guère, c'est le prénom Pètros francisé. Et je fronce le sourcil en découvrant «vertige», alors que le strict mot-à-mot, «tourbillon», serait plus juste. Le poète décrit ce qu'il voit plus que ses impressions. Mais je comprends bien qu'en perdant un peu de précision, la musique y gagne une allitération très séduisante. Je n'aurais sans doute pas osé «vertige», mais tu as bien fait, Michelle. Ton «vertige» se défend. Et si tes rythmes à toi ne collent pas à ceux du grec, ils sont bons. Ils collent à l'esprit du poème. J'aime les heptasyllabes des deux premiers vers — à condition d'élider l'e du premier «jaune», ce qui se fait naturellement. La rime bois/doigts, absente en grec, bonne initiative aussi, elle souligne le parallélisme de ces deux vers. Ton poème respire. La poésie, elle est là, chez toi.

Tu as quitté ce monde il y a quelques jours, je viens de l'apprendre. Tu n'auras pas beaucoup traduit, hélas : trop modeste, pas assez batailleuse. Mais j'ai aimé ton travail sur les nouvelles de Kavvadìas et celles de Ioànnou dans Le sarcophage. Adieu, Michelle. Me restera de toi cette poignée de poèmes si bien traduits, et le souvenir de tout ce que tu m'as donné.

Je parle aussi de toi dans les Brèves de décembre 2024 et tu as aussi ta place chez les Traducteurs invités.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°255 en décembre 2024)