SAC DE NE


Un cadre gigantesque, légèrement détaché du mur, que je surveillais toute la nuit, craignant qu'il ne me tombe dessus et qu'il me tue.


Ou plutôt :


...craignant qu'il ne me tombe dessus et ne me tue ?


En consultant l'été dernier ses consœurs et confrères de la liste Ariane, précieux rendez-vous des traducteurs, Florence ne se doute pas de l'avalanche quelle va déclencher. La discussion qui suivra restera l'une des plus abondantes et des plus pointues.

La question est complexe en effet. Elle concerne d'un côté l'emploi de ce «ne» non négatif, que les grammairiens nomment explétif, et de l'autre l'opportunité des répétitions («ne» et «que» en l'occurrence). À côté des deux solutions proposées plus haut, il en existe plusieurs autres, entre deux extrêmes : la plus développée, avec deux fois «qu'il ne», et la plus dépouillée (un seul «qu'il» et aucun «ne»).

Ma réaction instinctive : c'est bien simple ! «Je crains qu'il» et «je crains qu'il ne» sont tous deux corrects, le second appartenant à une langue plus recherchée. Est-il besoin de demander leur avis aux grammaires ? Mes petit(e)s camarades s'empressent de le faire pour moi. Le bon M. Grevisse confirme que «ne» peut toujours être omis, et madame l'Académie approuve, en précisant toutefois : «Sa présence, bien qu'elle ne soit pas nécessaire à la correction grammaticale, est recommandée dans la langue soutenue».

C'est sur le terrain que tout se complique : si tout est permis en théorie, on a l'embarras du choix. Il nous faut donc choisir à chaque fois la version la plus adaptée au niveau de langue de la phrase, et la plus expressive.

...craignant qu'il ne me tombe dessus et ne me tue ?

Correct, presque trop. Cela sent un peu l'agrégé de grammaire, prudent et respectueux des lois, alors que la phrase en question, dans sa chute finale, appelle une certaine brusquerie.

...craignant qu'il me tombe dessus et me tue.

La formulation la plus brève et brutale. Pourquoi pas ? À la réflexion, toutefois, je pencherais plutôt pour :

...craignant qu'il ne me tombe dessus et me tue.

La finale «me tue» devient là plus surprenante, plus violente, d'arriver en contraste avec ce qui précède.

Puis je relis la phrase et remarque l'imparfait : «je surveillais». Cette crainte est revenue plusieurs nuits de suite, on pourrait donc, tout aussi bien, insister là-dessus avec une répétition soulignant son côté lancinant. Ce qui nous ramènerait à la première phrase proposée :

...craignant qu'il ne me tombe dessus et qu'il me tue.

Après le piétinement obsédant des «que», la disparition-surprise du «ne» final.

(Sachant, une fois de plus, que neuf lecteurs sur dix n'y verront que du feu.)


Il va sans dire que les arianautes ne sont pas tous d'accord. Les uns estiment soutenues, voire trop soutenues, des tournures considérées comme normales par d'autres, et normales certaines que d'autres jugent laxistes. Cette biodiversité est naturelle et bonne. Chez nous, cependant, les tenants de la pureté grammaticale semblent minoritaires et je m'en réjouis. Parmi les diverses propositions, on rencontre un seul

...craignant qu'il ne me tombât dessus et ne me tuât.

L'un de nous râle un peu :

«Dans le passage soumis par Florence, il n'y a aucune raison d'adopter une langue relâchée. Florence a besoin de réponses claires, il me semble, pas de débats philosophiques sur les licences grammaticales qu'on est en droit parfois de s'octroyer.»

Mais si l'on peut «parfois» s'octroyer des licences, il faut bien débattre pour savoir quand, n'est-ce pas ?

L'autre camp, celui des laxistes, paraît plus fourni. ‘Ne' s'attire quelques sarcasmes bien sentis :

«Élégance garantie. Au moins autant que celle de la fraise Henri III ou du petit doigt en l'air pour tenir la tasse de thé. Une touche d'archaïsme fait toujours bien, non ? Et qu'importe si on s'emmêle un peu les pinceaux — je crains qu'il ne vienne, je crains qu'il ne vienne pas ?»

«Ne pas confondre langue soutenue et langue amidonnée.»

À noter cependant que plusieurs d'entre nous, quoique plutôt réticents à l'égard de ‘ne', craignent vaguement qu'on (ne) nous reproche son absence.

«Est-ce que le ‘ne' est obligatoire après craignant que ? J'aurais volontiers dit (mais peut-on l'écrire ?) craignant qu'il me tombe dessus...»

«Moi aussi le 'ne' explétif me vient naturellement».

«Il m'arrive souvent de les mettre par réflexe (ou paresse) lors de la première mouture, et de les enlever ensuite.»

Nous sommes là, comme dans tous les domaines, soumis à une force d'inertie contre laquelle nous devons lutter. Le surmoi du traducteur est un personnage nécessaire, mais parfois encombrant... Il faut tantôt l'écouter, tantôt se boucher les oreilles. Pour ceux qu'il martyrise indûment, une bonne thérapie passe par le Grevisse. «C'est une de mes lectures préférées, dit-on. Peut-être parce que, justement, il n'est pas directif.»

Et les jeunes parmi nous ? On ne les a guère entendus, mais vu le nombre de nos vieux briscards qui prônent la souplesse, il semble que ce rapport à la grammaire soit moins une affaire de générations que de rapport à l'autorité. Sur ce point, on trouve de tout aussi bien chez les vieux que chez les jeunes. Le bon traducteur, selon moi, étant celui qui sait aussi bien désobéir qu'obéir, se montrer sage ou fou selon le texte qu'il traduit, et qui ne se met pas systématiquement en tenue de soirée devant son écran — comme l'étudiant qu'évoque l'une d'entre nous :

«Tout ça me rappelle un ancien étudiant, lors d'un atelier où on travaillait sur un polar. Le personnage, caché au sous-sol pendant le braquage de sa banque, avait souillé son pantalon, l'avait lavé aux toilettes, fait sécher et remis. L'étudiant avait traduit : ‘' Il revêtit son pantalon ‘'. Remarque du prof (moi) : dans ce genre de texte, il vaudrait mieux écrire simplement ‘' Il remit son pantalon ‘'. Réaction scandalisée de l'étudiant : ‘' Mais je croyais qu'on faisait de la traduction lit-té-raire !! ‘'.»

Tombe la cravate, mon gars.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°254 en novembre 2024)