LE POÈTE, UN DRÔLE D'OISEAU


La traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXe siècle. Tel est le sous-titre alléchant (pour moi du moins) de La seconde profondeur, de Christine Lombez, qui enseigne la littérature comparée à Nantes, paru aux Belles Lettres dans la collection Traductologiques (6 titres).

L'ouvrage n'est sans doute pas d'une concision fulgurante, il s'attarde sur des évidences, explique parfois ce qui va de soi pour son public a priori averti, mais peu importe : l'affiche est somptueuse. Sont ici présentés, analysés dans leur discours et leur pratique, les poètes-traducteurs Birot, Beckett, Bonnefoy, Guerne, Guillevic, Jaccottet, Rilke, Pasternak, H. Thomas, Tsvetaïeva... (Par ordre alphabétique donc — est-ce le plus pertinent ?)

La question qui hante ces pages, on la devine : faut-il être poète pour traduire la poésie ? Question qui m'agace un peu, moi qui traduis frénétiquement la poésie sans en avoir jamais écrit. On ne m'a jamais reproché cette carence — du moins ouvertement. Ceux qui décrètent que la poésie est un royaume inaccessible au traducteur non-poète, ce manant, ne sont pas toujours des flèches, et l'auteure, ici, ne prend même pas la peine de dégonfler cette calembredaine. Elle s'attache plutôt à prouver qu'au contraire, avoir sa carte professionnelle de poète en règle ne garantit pas qu'on va bien traduire la poésie. Elle nous montre, par exemple, Guillevic s'emmêlant les pinceaux (et pas seulement quand il traduit d'une langue qu'il ignore), Rilke pataugeant quand il s'auto-traduit, ou Tsvetaïeva prête à massacrer Pouchkine.

Au point qu'une autre question, inverse de la première, apparemment paradoxale mais bien plus intéressante, s'impose peu à peu au lecteur : un poète peut-il traduire la poésie ? Le poète qui traduit un poète ne pond-il pas, comme le coucou, des poèmes à lui dans le nid de l'oiseau étranger ? La forte présence du traduisant ne risque-t-elle pas d'éclipser celle de sa victime ?


Les traductions d'un poète traducteur ne sont plus seulement l'œuvre d'un traducteur étranger : ainsi que le pressentait Novalis, deux voix poétiques désormais s'y donnent à lire, suivant un dosage variable selon les auteurs en présence.


Oui certes, et certaines traductions, osera-t-on le dire, pourraient être cosignées (William Shakespeare & Yves Bonnefoy ou Rilke d'après Louise Labé). Remarquons simplement que le traducteur n'a pas besoin d'être poète estampillé pour imposer au poème à traduire sa personnalité envahissante.

L'auteure conserve louablement, université oblige, une certaine neutralité, mais on sent bien — on l'en remercie — qu'implicitement elle défend une vision de la traduction nettement plus proche des poètes que des professeurs de version. Elle cite cette phrase définitive de Meschonnic :


Traduire un poème est écrire un poème, et doit être cela d'abord.


Et ces lignes lumineuses du grand Jaccottet :


Je pense — mais je suis l'homme le moins théoricien qui soit — qu'il n'y a pas de principes généraux de traduction. Plutôt une écoute de chaque poète dans sa singularité.

La poésie, c'est pour moi d'abord et presque toujours une voix et un ton. Quand je traduis des poèmes, ou même de la prose, j'ai l'illusion que j'entends la voix de l'écrivain et j'essaie, très intuitivement, de l'épouser de mon mieux.


Elle rend hommage à Rilke pour

l'importance que le corps sonore et le souffle du poème revêtent à ses yeux : il s'agit moins pour lui de rendre un sens figé qu'un élan rythmique. (...) Pour Rilke, en effet, la notion de rythme en traduction est fondamentale afin d'éviter de substituer à un corps vivant une figure de cire, un cadavre glacé.


Et c'est elle-même qui donne cette définition toute simple et très belle de la traduction poétique : «faire respirer le poème dans une autre langue». Il y a comme ça, dans les livres les plus savants, des bouffées d'air pur.

Elle nous fait connaître des personnalités admirables et trop peu connues, traducteurs passionnants, tels Armand Robin et Jean Prévost. Elle nous amuse au passage en évoquant, par exemple, l'extravagant Armel Guerne, qui estimait ses traductions des romantiques allemands supérieures aux originaux ! Le génie de Novalis, Hölderlin et quelques autres, selon lui, avait été bridé, voire étouffé par la langue allemande, cette große lourdaude ! Ach !

Elle nous comble enfin par des analyses précises et fines de certaines traductions, comme celles de Pouchkine par Tsvetaïeva, laquelle, après avoir hésité sur la façon de le traduire — elle, la Russe, en français ! —, trouve le ton de façon superbe.


Pour ton pays aux belles fables,

Tu reprenais la vaste mer,

Peine indicible, inénarrable,

J'ai tant pleu, j'ai tant souffert !


Une nouvelle fois, la métrique choisie par la poétesse soutient le sens, en traduisant pour ainsi dire dans le rythme des vers le bouleversement vécu par Pouchkine.


Mais je ne fais qu'effleurer ici les multiples richesses de ce livre, dont les rares agacements qu'il m'inspire ne font qu'épicer agréablement la lecture, et que je recommande chaudement à quiconque aime les mots, théoricien ou non, traducteur ou non, poète ou non.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°253 en octobre 2024)