Depuis que j'ai commencé à traduire, il y a quarante ans, je collecte pieusement tout ce que la presse et la Toile écrivent sur mon travail. Je me demande si les consœurs et confrères font de même, en tous cas personne ne s'en vante et je me sens un tantinet ridicule en l'avouant, même si un peu de narcissisme, après tout, c'est humain.
Les efforts du traducteur étant régulièrement ignorés, la moindre mention gentille a l'effet d'un baume, voire d'un alcool. Je me pique un peu du nez sur la liste en y recopiant chaque nouvelle mention, je lui rends visite aussi aux rares moments de mélancolie, comme un astronaute solitaire écoutant les bruits d'en bas, ou comme la Reine vieillissante du conte : Miroir, mon beau miroir, suis-je encore la plus belle ? En fait non, je ne me compare à aucune Blanche-Neige, c'est une affaire entre moi et moi, entre les critiques et moi. On dirait que ces derniers temps les compliments s'espacent, la qualité baisse-t-elle ou est-ce la presse qui ne travaille plus comme jadis ? On a parfois l'impression que les journalistes n'ont plus trop le temps de lire, ou que pour les remuer, plus encore qu'avant, il faut devenir un pro de la com, ce qui ne sera jamais mon cas.
Je collectionne les mauvais points en même temps que les bons. Eux aussi font du bien : ils me prouvent que malgré tout j'existe. Mais peut-on parler de collection ? À ce jour, je n'en ai qu'un. On attaque rarement les traducteurs. Il faudrait les estimer davantage pour daigner les frapper. Ils font plutôt pitié. On ne sévit contre eux qu'en cas de naufrage gravissime (comme les agressions sauvages dont furent victimes chez nous deux grands poètes grecs, Elỳtis et Kavvadìas), ou s'agissant d'une star de la traduction, médiatisée, encensée, qu'on se fait mousser en dézinguant.
Mon mauvais point ? Le voici :
Et si vous lisez les livres traduits du grec, évitez les traductions de V., sorties dirait-on d'un logiciel de traduction... C'est comme si on demandait à Pennac de réécrire Proust, vous imaginez !
Je ne sais trop ce que voulait dire en 2015 ce Michel Costogoulo qui m'est parfaitement inconnu ; je lui ai demandé par mail d'éclairer ma lanterne, il n'a pas moufté.
Ma liste avait aussi, au départ, un but pratique. Je me réservais de l'envoyer à un nouvel éditeur éventuel qui voudrait m'imposer un essai. Façon de dire avec un rien d'arrogance : Madame, monsieur, je pense avoir fait mes preuves et les examens ne sont plus de mon âge. Je le ferai peut-être un jour, devenu vraiment vieux. En attendant, la seule fois où l'on m'a mis à l'essai, je me suis exécuté, tout en devinant que les dés étaient pipés, que la trad était destinée d'avance à une copine du directeur de collection.
Elle n'est pas inutile pourtant, cette liste, en plus de l'ivresse à bon marché. La lire d'un œil lucide entraîne d'utiles réflexions.
Le livre qui m'a valu le plus grand nombre d'éloges, Gioconda de Nìkos Kokàntzis, l'un de mes best-sellers, a été en même temps l'un des plus faciles à traduire. Je n'ai pratiquement rien eu à faire. Par contre, j'ai passé beaucoup de temps sur la prose fraîche et exquise de Ioànna Karystiàni dans La petite Angleterre. J'aime ses phrases virevoltantes, pleines de surprises comme le vol d'un papillon. C'est l'une de mes traductions de prose dont je suis le plus fier. Dans les quelques articles parus dans la presse, rien sur ma traduction. Et l'éditrice du Seuil, lectrice aguerrie, traductrice elle-même, après m'avoir lu, m'a dit : Mais qu'est-ce qui se passe, Michel, tu as bâclé ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°250 en juillet 2024)