La collection des Dictionnaires amoureux chez Plon, déjà riche de 160 titres (!), accueille enfin la traduction. À qui pouvait-on confier le bébé, sinon à la star française de la profession, Josée Kamoun ? Brillante à l'oral comme à l'écrit, agréable à lire et à regarder, devenue la madame Traduction des médias, elle tutoie les chefs-d'œuvre qu'elle retraduit hardiment, remettant Kerouac en route et imposant un lifting radical au 1984 d'Orwell — il sentait un peu le vieux à son goût. Elle dit avoir passé le confinement à relire tout Henry James, performance digne du Guinness Book of Records. Et surtout, la traduction est pour elle une activité proprement amoureuse, où «la libido est engagée» :
J'approche le texte avec une forme de trac amoureux, pas loin de ressentir que je m'apprête à le connaître au sens biblique du terme.
Ayant lu in extenso les 530 pages qui suivent ce vibrant aveu, le lecteur n'aura sans doute pas été sexuellement ému, mais il reconnaîtra que la Kamoun fait le job en vrai pro. Gloser sur la traduction étant désormais une redoutable épreuve, en raison de l'avalanche perpétuelle d'écrits sur la question (je plaide moi-même coupable), elle s'en tire avec brio, dans une langue ferme et hautement lisible, juste pimentée d'une pointe de jargon pour bluffer le profane (focalisation interne, prérogative performative, handicap cognitif situationnel...), brodant de jolies variations sur des thèmes connus mais qui méritent qu'on les ressasse obstinément.
Personne ne parle tout à fait comme tout le monde, ni tout le temps comme lui-même, tout sujet donné est une petite Babel à lui tout seul. (...) Personne ne parle une langue parfaitement homogène. L'écart est la norme, si l'on veut. Et l'écart, c'est la grande affaire du traducteur.
Voilà ce que nous devons sans cesse rappeler aux esprits étroits qui voudraient que tout, dans un texte, soit homogène, lisse, aseptisé, et que tous les textes soient présentés au lecteur dans la même langue fluide et claire, ce français d'éditeur empesé, correct et sans âme que fuient les meilleurs d'entre nous.
Autre déclaration essentielle :
On ne traduit pas des mots et des phrases, on traduit des effets.
Suit une démonstration imparable à partir de la fameuse exclamation dans Macbeth :
Out, out, brief candle !
Ce qui, à la fac, se traduirait ainsi :
Éteins-toi, éteins-toi, brève chandelle !
Commentaire :
Nous avons traduit aussi littéralement et fidèlement que faire se pouvait, résultat : un aboiement cynique, «Out, out !», se mue en déploration élégiaque.
(Kamoun dit n'avoir jamais rencontré de v.f. qui rende justice à ce coup de génie du grand Will. Je proposerais bien «Meurs, meurs, brève lumière !», faute de mieux, mais qu'en penseront les gardiens du temple ?)
On rencontre aussi, dans cet ouvrage plaisamment varié, des pages bien senties sur certains grands livres (Moby Dick...) ; sur Tolkien et ses langues inventées ; sur la traduction des chansons (gloire aux paroliers, cette confrérie qu'on dédaigne injustement) ; sur les différentes versions des Mille et une nuits, et leur premier traducteur en anglais, Richard Burton, personnage fabuleux, le récit de sa vie étant l'un des moments délicieux du dictionnaire.
On regrettera seulement qu'en évoquant les trois traductions françaises des Mille et une nuits, l'auteure évite pudiquement de dire ce qu'elle pense de chacune. Pourquoi un tel effacement, alors que le reste de l'ouvrage est plutôt extraverti ? Il est également permis de trouver l'ensemble du livre un peu trop kamounocentré. Les divers travaux de la traductrice occupent le devant de la scène, et certaines entrées, les relations avec Philip Roth notamment, peuvent paraître longuettes et auto-complaisantes ; on souhaiterait d'autres portraits de grands traducteurs, d'autres hommages à des traductions marquantes (en bien ou en mal), moins d'anglais, davantage d'autres langues.
Mais le manque le plus criant, dans l'histoire, c'est la quasi-absence de ce que j'ai appelé, dans le Journal infime du mois dernier, la décennie prodigieuse : ces années 80 où naquirent les Assises d'Arles et où se mirent en place, pour la première fois, des formations à la traduction littéraire. On s'étonne que soit oublié ici Elmar Tophoven, immense traducteur et pédagogue, pionnier génial, fondateur du collège de Straelen en Allemagne ; que le Centre de traduction littéraire de Lausanne, certes estimable, soit mis en vedette (parce qu'il a invité l'auteure ?), alors que rien n'est dit ou presque de deux aventures exemplaires commencées avant lui : le DESS, devenu Master 2, de traduction littéraire professionnelle de Paris 7 et le CETL de Françoise Wuilmart à Bruxelles. Rien de notre enthousiasme d'alors, de cette ferveur collective, n'apparaît ici. Rien non plus sur notre ETL parisien, qui depuis douze ans aide à progresser des traducteurs déjà en exercice avec un succès réjouissant. Ce qui ouvre pour moi, dans ce volume pourtant bien plein, un grand vide.
Le défaut de cet ouvrage par ailleurs honorable, et utile à bien des égards, c'est que Josée Kamoun y apparaît trop souvent isolée dans sa bulle, peu désireuse de découvrir ce qu'elle ne connaît pas, pareille à ces stars du foot que leur talent et la gloire amènent à jouer de plus en plus perso.
Carnet du traducteur, juillet 2018, «Newtranslate».
Journal infime, mai 2024, «Jeune dinosaure».
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°249 en juin 2024)