PING ET PONG


— Vous faites des éditions bilingues ?

— Hé non...

— Quel dommage ! Pourquoi ?

Je connais ma réponse par cœur, pour l'avoir tant fois répétée. J'écris cette page pour qu'elle réponde à ma place.

On me dit qu'en passant au bilingue je vendrais davantage, et c'est sans doute vrai. Pourtant je ne suis pas près de tenter l'expérience, pour plus d'une raison.

D'abord, une édition bilingue, c'est deux fois plus de pages ou deux fois moins de textes. Résultat : un livre deux fois plus cher ou deux fois moins riche.

Ensuite, pour publier le texte grec, l'éditeur doit normalement payer des droits — à moins que l'auteur ne soit mort depuis au moins soixante-dix ans, ce qui disqualifie beaucoup de monde. Et tous les textes n'étant pas disponibles en version numérique, il faut éventuellement les saisir, ou les faire saisir, opération coûteuse en temps ou en argent.

Mais le plus grave est ailleurs. La confrontation du texte original et du texte traduit, chacun sur sa page, modifie la lecture. L'œil du lecteur ne reste pas sur ma traduction, il est tenté à tout moment d'aller voir à côté — à moins qu'il ne s'installe carrément du côté de l'auteur, avec des incursions chez moi de temps à autre. Dans les deux cas, la lecture devient une espèce de ping-pong.

Après tout, pourquoi pas ? Cette gymnastique-là est même l'idéal pour le lecteur pratiquant plus ou moins bien les deux langues et souhaitant améliorer celle qu'il maîtrise le moins. Il se trouve simplement que ce jeu-là ne m'amuse pas. Tant pis si je parais prétentieux : en traduisant je ne cherche pas à fournir un soutien linguistique, une béquille ; je m'efforce d'écrire un poème dans ma propre langue. Un poème qui se rapproche autant que possible des émotions et des sensations offertes par le poème original, sa couleur, son odeur, sa texture, son goût — ce qui oblige à s'écarter un peu partout du strict mot-à-mot. Dans le ping-pong de l'édition bilingue, l'écart entre le ping original et le pong d'un traducteur dans mon genre est parfois grand au point d'égarer le lecteur. Mais le plus mal à l'aise, c'est moi, dont le pong sent ce ping à côté qui le surveille, le flique, montrant du doigt ses inexactitudes et ses faux-sens, comme disent les profs de version. L'édition bilingue jette une lumière violente sur ma petite cuisine, or ce n'est pas le moment. J'adore communiquer mes recettes, mais en dehors des repas.

Bref, je traduis avant tout pour les amateurs de poésie, et pour ceux d'entre eux qui ne parlent pas le grec. Mais je ne dédaigne pas non plus ceux qui apprennent le grec. Je leur conseille de s'acheter la v.o., ils ne vont pas se ruiner. Dans le cas d'une anthologie, il est vrai, on serait obligé de se procurer plusieurs livres. C'est pourquoi, en publiant les Poètes grecs du 21e siècle en six volumes, j'ai proposé à mes lecteurs de leur fournir gratuitement sur PDF l'original d'une bonne partie des poèmes traduits.

J'ai eu trois demandes.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°248 en mai 2024)