On dit que les Grecs ne sont d'accord que pour aller pisser. Ils ne cessent de se chamailler, en effet, depuis bientôt trente siècles, mais le plus terrible c'est que cette bisbille perpétuelle a contaminé jusqu'à nous autres, Français philhellènes — comme on dit. Chacun dans son coin. Aucune coordination. Les nouvelles ne circulent pas. Cet article sur les traductions françaises de Cavàfis, Kavvadìas et Sefèris, par exemple, qui me concerne directement, est paru dans une revue universitaire il y a quatre ans, et c'est aujourd'hui seulement que j'apprends son existence !
Je me le procure illico. L'autrisse, dont j'ignorais le nom, Danielle Morichon, s'est défoncée : quarante pages compactes ! Et oui, je suis dedans ! Ma traduction des «Murs» de Cavàfis est opposée à celle de S.M. Yourcenar, et ma version des «Parallèles» de Kavvadìas est étudiée seule, l'ouvrage de Pierre Guéry d'après Kavvadìas n'étant pas encore venu, en 2019, révolutionner notre vision de la traduction.
Se voir étudié, pour un traducteur, c'est une sensation rare et d'autant plus vive : l'être de l'ombre que nous sommes est soudain frappé par le projecteur, ébloui, enivré, affolé aussi, car le voilà tout nu en public et disséqué vivant.
Dans quel état vais-je en sortir ?
Mon Kavvadìas d'abord. Dans le premier recueil, Marabout, très marqué par Baudelaire, il m'est reproché d'avoir baudelairisé à l'excès. Plus généralement, l'exégète fustige mon ethnocentrisme : je mets trop de poésie française dans le poème grec. Le choix de l'alexandrin, par exemple, est un «signe de poéticité» terriblement «connoté culturellement». Elle estime qu'un vers tel que «et je reste à pleurer ici sur mon malheur» a des accents raciniens (en moins bien, je le reconnais). Elle déplore aussi que j'aie rajouté des rimes dans des poèmes où la moitié des vers ne rimaient pas.
Mea culpa : j'ai un peu tiré le grec vers le français, certes, pour tenter de maintenir le même degré de familiarité ou d'étrangeté en passant d'une langue à l'autre. J'ai rajouté des rimes, par exemple, car la rime est moins tyranniquement présente en grec et son absence, par conséquent, serait plus insolite en français. C'est discutable, mais pas condamnable. Et je ne me plains pas : tout compte fait, je m'en tire à bon compte. Cette lecture un tantinet tatillonne m'aura au moins servi sur un point : c'est sans doute vrai, je ne suis pas assez attentif aux ruptures rythmiques dans les vers grecs ; mes alexandrins, ici, auraient sans doute pu être un peu moins carrés.
Voyons Cavàfis. Volkovitch v. Yourcenar, David contre Goliathe. Wow!
Allons bon, Mme Morichon s'est gourée en recopiant ma trad : l'un de mes alexandrins n'a plus que onze syllabes ! Cette fois, cependant, mon respect scrupuleux de la forme originale passe l'examen sans réticences majeures. L'étonnant, c'est que la version de Yourcenar, ce massacre, après avoir été dûment critiquée, se trouve réhabilitée in extremis, dans un étourdissant tour de passe-passe !
M. Yourcenar reprend une tradition de la traduction poétique qui favorise l'herméneutique de la pensée esthétique en la débarrassant des contraintes génériques de la forme versifiée. Or, ce choix n'est pas forcément opposé au projet poétique de l'auteur : en effet, en faisant des distiques des versets et en accordant toute son attention au rythme de la phrase, elle répond à une tendance prosaïque véritablement avérée chez Kavafis, qui appartient à cette métamorphose qui va produire le «contre-monde» ultérieur ; elle restitue aussi, derrière le ton élégiaque, le ton gnomique qui affleure dans un pathétique dont la fonction est éthique.
Admirable pirouette dialectique : en langage clair, traduire les vers en prose, cette infamie, est présentée comme une option aussi respectable qu'une autre ! (Un peu plus loin, la traduction des vers en vers, que je pratique et qui me semble une évidence, apparaît comme une tendance historiquement datée, passagère et vaguement suspecte.)
Si je cite longuement l'auteuresse, c'est pour qu'on apprécie, outre l'agilité de la pensée, la richesse de la forme. La langue pratiquée ici n'est pas notre humble servante quotidienne, mais une reine en habits de fête. Témoin ce somptueux passage, à propos d'un poème de Kavvadìas
dans lequel le lyrisme est un élément eidétique complet, car il renvoie à la forme d'un idéal tout en signifiant la modalisation de l'énoncé, constituant une isotopie à partir de laquelle le «je-soi-autre» et le «je-même» demeurent les concepts référents de la pensée.
Entéléchie... subsumer... quiddité... synizèse... phonosymbole... phasme dénotatif... forme dialogique... ponctèmes emphatiques... valeur apodictique... fonction pragmatologique... mouvement sémasiologique ou onomasiologique... fonction gnomique secondaire... base classématique variante... injonction illocutoire et effet perlocutoire...
Tous ces termes mystérieux, savantissimes, dont certains me rappellent vaguement ma studieuse jeunesse, font comme un clignotement d'étoiles dans un ciel obscur ; ils donnent à une pensée pas forcément originale une splendeur cliquetante et scintillante. On entend là une langue sacrée, langue des dieux, parlée par une petite caste d'élus, laquelle se doit d'invoquer, comme le fait ici pieusement ma glossatrice, les noms de quelques saints tutélaires, Berman ! Benjamin ! Genette ! Meschonnic !, invités d'office dans toute étude traductologicoïde.
J'entends d'ici les grincheux. Ils s'étonnent de ce qu'un poème, chose vivante, ardente, donne lieu à des gloses aussi affreusement frigides ; ils voudraient voir le poème touché non par des bistouris, des pinces, des curettes, mais par des mains caressantes et chaudes.
Mais faut-il qu'on s'énerve ? Ce type d'écrit s'inscrit dans une tradition, il existe à des milliers d'exemplaires ; c'est l'un des œufs que tout universitaire se doit de pondre pour gagner ses galons ; des œufs que personne, peut-être, ne couvera jamais du regard, tant ils sont faits pour l'impression plus que pour la lecture. Au fond, la solitude de pareils scoliastes n'est pas si éloignée de celle des traducteurs de poésie, et je devrais, pour expier mon persiflage, faire en direction de ma commentatrice un geste amical, fraternel — geste au-dessus de mes compétences, hélas : traduire Mme Morichon en français.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°243 en décembre 2023)