Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Poème archiconnu, à juste titre. Et sans surprise — croit-on. Mais l'autre jour, sur la liste Ariane où nous autres traducteurs échangeons allègrement, je ne sais plus quel prétexte amène ces quelques vers sur le tapis, et l'un d'entre nous exhume deux documents troublants : le poème lu par l'auteur — de façon emphatique, maniérée, insupportable hélas ; la preuve : Guillaume Apollinaire lit "Le pont Mirabeau" (France Culture) — et une version écrite antérieure à la publication.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine.
Et nos amours, faut-il qu'il m'en souvienne ?
La joie venait toujours après la peine.
(Manuscrit de Sous le pont Mirabeau avec la ponctuation !)
Apollinaire supprimant au dernier moment la ponctuation de tout le recueil d'Alcools, on m'avait raconté ça jadis, mais je n'avais pas pleinement saisi l'importance décisive de ce coup d'éclat. Elle était déjà bien, la version ponctuée, mais en virant points et virgules, le poète largue les amarres, fait décoller le poème dans une autre atmosphère ; délivré de ces petits clous qui le rattachent au sol, il se met à planer. Mais il plane aussi de façon plus radicale encore : c'est le rapport entre les mots qui change, les liens entre eux se distendent et en même temps se multiplient ; l'absence des signes de ponctuation, ces balises, rend moins clair, moins univoque le sens du poème, de nouvelles interprétations possibles apparaissent.
La surprise ? Je rattachais spontanément (le «et» y invite) les amours à ce qui précède, faisant couler ces amours sous le pont en même temps que la Seine. Et j'imagine que la plupart des lecteurs font de même. Or le poète, lui, aucun doute, le relie uniquement à ce qui suit ! Autrement dit, l'auteur lui-même impose une lecture moins satisfaisante que celle de ses lecteurs : prosaïque, étriquée, elle rompt le charme ; elle efface une belle image, et surtout elle empêche les amours de flotter entre le vers d'avant et celui d'après dans un délicieux chatoiement grammatical. Heureusement Apollinaire s'est repris : supprimer la ponctuation a fait d'un excellent poème un poème génial. (Mais pourquoi ne pas la supprimer aussi dans sa lecture ?)
J'entends d'ici les esprits pointilleux : ce laxisme syntaxique, c'est intolérable ! On s'y perd ! Il faut choisir !
On néglige là le fait que si la prose, en principe, cherche à nous éclairer, la poésie, elle, a plutôt pour vocation d'embrouiller les choses. (Cela dit en simplifiant à l'excès ; en fait, il y a toujours un peu de prose dans la poésie, et réciproquement.)
Je m'attends aussi à une remarque sur l'absence d'accord entre «coule» au singulier et «amours» au pluriel, qui rendrait impossible le lien entre eux. Il y a là, en effet, une construction peu académique, mais peut-on qualifier de faute ce menu écart ? Non seulement il est véniel, mais outre le charme du léger négligé, il a une valeur expressive évidente : «coulent la Seine et nos amours», ce serait d'une logique impeccable, mais plate, alors que l'arrivée du pluriel produit un effet de surprise bienvenu, comme si les amours faisaient irruption soudain, holà, ne nous oubliez pas, on est là ! La syntaxe, ici, se fait moins raide et plus subtile.
Décidément, le pont Mirabeau fait couler beaucoup d'encre...
On est là dans un Coup de langue, objectera-t-on enfin, et non pas dans un Carnet du traducteur. Alors que peut tirer un traducteur de ce qui précède ? C'est (je crois) qu'il n'y a pas de vérité absolue d'un texte ; que la vérité de l'auteur a certes l'avantage sur la nôtre, mais qu'il peut aussi se tromper, le bougre. L'auteur n'est pas un Père Éternel, mais un grand frère pas toujours plus doué que nous. Le texte à traduire n'est pas l'Évangile. Le traducteur doit être un serviteur zélé, mais pas servile. C'est ainsi que sa peine donnera un maximum de joie au lecteur — et à lui-même surtout, ce qui est l'essentiel, non ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°242 en novembre 2023)