Nous sommes chez des fourreurs grecs, qui se fournissent en débris de peaux, que l'auteur appelle «la mort».
Le père achetait de la mort en Allemagne, au kilo. La mort, les gens du coin l'appellent hordas. Elle arrive dans de grands ballots de toile, on la décharge dans les magasins, comme la panse éventrée d'un gros mangeur. Un mot turc, qui veut dire camelote, pacotille, déchet, ordure.
Cela crève les yeux : l'ordre des phrases ne colle pas. La logique voudrait qu'on rapproche le mot inconnu, hordas, de sa traduction :
La mort, les gens du coin l'appellent hordas. Un mot turc, qui veut dire camelote, pacotille, déchet, ordure. Elle arrive dans de grands ballots de toile, on la décharge dans les magasins, comme la panse éventrée d'un gros mangeur.
Ce qui en même temps a l'avantage de terminer la séquence par la puissante image.
Pourquoi ce déroulement inhabituel en grec ? On est tenté de penser que les Grecs sont plus spontanés, moins rigoureux, moins attachés que nous à l'enchaînement logique des idées, disons moins cartésiens. Leur approche est sans doute plus globale : l'ordre importe peu, on reçoit toutes les impressions mélangées.
Je corrige sans trop d'états d'âme — même si une petite voix en moi chuchote qu'organiser un texte vaguement bordélique, c'est peut-être l'ethniciser de façon excessive. Mais comment savoir si ce qui nous paraît là une erreur est une défaillance individuelle ou un trait collectif, national, la façon de voir de tout un peuple ?
Dans un autre texte grec à présent, une jeune femme rencontre un étranger, un inconnu. Circonspecte au début, elle commence à l'apprécier. Finalement,
Elle le trouvait séduisant et humain.
Simple lecteur, je passerais sans doute sans relever, mais le traducteur aux aguets en moi dresse l'oreille. Descartes lui souffle dedans que normalement, on commence à trouver quelqu'un sympathique, la séduction vient après. Et j'ajoute que pour obtenir l'effet maximal, on doit garder pour la fin, en principe, le sentiment le plus fort, l'information la plus frappante.
Je vérifie tout de même que l'auteur n'a pas agi en écoutant son oreille à lui : si mettre «humain» à la fin fait mieux sonner la phrase, si elle est carrément moche en terminant par «séduisant», alors je comprendrai, à la rigueur. Mais là, non. Donc allons-y, rectifions.
Elle le trouvait humain et séduisant.
Et puis je m'arrête. La séduction d'abord, au fond, pourquoi pas ? C'est un sentiment irrationnel. Une femme peut être séduite par un homme potentiellement rude, voire dangereux, séduite justement par cette forme de virilité, avant de s'apercevoir qu'à ce charme-là il en ajoute, ô bonheur, un autre un peu contradictoire : modération, compréhension, gentillesse.
Me voilà tiraillé entre une vision plus vraisemblable, plus banale aussi, et une autre plus hasardeuse, mais plus subtile. C'est elle que finalement j'adopte — pratiquement sûr, au demeurant, que mon auteur n'est pas allé chercher aussi loin...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°241 en octobre 2023)