LE FRANÇAIS DES TRADUCTEURS


Au mois de mai dernier, la Société des gens de lettres organisait à Paris un forum sur le thème : Existe-t-il un français des traducteurs ? La question surprendra seulement ceux qui n'ont jamais traduit, ou jamais lu de traduction...

Nous étions ce jour-là, je pense, tous d'accord : oui, la langue d'un livre traduit est différente, plus ou moins, de celle d'une version originale ; quant à savoir si cette langue de traduction est plus pauvre ou plus riche ou simplement autre, nos cinq heures de débats n'ont pas suffi pour apporter une réponse.

Plus pauvre ! gémissent nombre d'entre nous. Le traducteur pratique un français rétréci, pour deux raisons au moins. D'abord, il tend à n'utiliser, dans la langue cible, que les formes correspondant à celles de la langue source, si bien que des pans entiers de sa langue à lui restent inexploités. Ensuite et surtout, il se sent surveillé par l'éditeur, vu comme un défenseur du «beau langage». Les vétérans racontent qu'autrefois les directeurs de collection censuraient pudiquement, dans les traductions, toutes les tournures trop familières, ou inhabituelles, au point que la grande majorité des traductions se retrouvaient rédigées dans le même idiome allégé, dit français d'éditeur, ou français de Saint-Germain-des-Prés, en tous points correct et fade à proportion. Sans doute agissaient-ils de même, à vrai dire, avec les auteurs français peu connus, mais les Céline ou les Queneau, eux, étaient respectés. Un auteur violant la syntaxe passait alors pour inventif, et un traducteur faisant de même pour un ignorant. Aujourd'hui, s'il existe encore dans l'édition quelques mammouths rescapés de cette ère glacière, la corporation a fait, dans l'ensemble, de sympathiques progrès ; pour ma part, si j'ai parfois surpris mes relecteurs, j'ai réussi presque toujours à les convaincre. L'ennemi, désormais, est plutôt en nous-même, dans notre touchante humilité, notre admirable discrétion qui nous incitent à l'autocensure.

Et même, parfois, dans notre propre savoir-faire !

Le traducteur, en effet, est amené naturellement, dans ses débuts du moins — par désir de s'exercer, de bien faire, de démontrer son adresse, ou simplement emporté par son élan — à tout transposer, même ce qui pourrait ne pas l'être, dans un accès de ciblisme exacerbé. Le second stade de l'apprentissage consiste à lutter contre sa propre habileté, à laisser parler davantage la langue étrangère dans la nôtre — et c'est là que notre français a des chances de s'enrichir.

Le traducteur peut ainsi élargir sa langue de deux façons. Par erreur d'abord, en calquant maladroitement une tournure étrangère ; le résultat a de fortes chances d'être moche, mais on connaît des exceptions, j'ai même rencontré des pataquès heureux ! On peut aussi, et c'est préférable, agir en toute lucidité, en important un mot, une tournure inusitée chez nous. Reste à savoir dans quelle mesure.

La stratégie, pour moi, varie selon les textes. Une page écrite dans un grec très pur, très sage, appellera un français classique. Un texte hardi, violent, demandera une traduction plus sourcière, plus aventureuse. Mais je crois que nous devons veiller, en traduisant, à toujours écrire notre langue avec un léger accent, une claudication infime. Ma traduction doit proposer un français légèrement décalé, pour cette simple raison : l'original lui aussi, pour peu qu'il vienne d'un véritable écrivain, fait entendre une langue inouïe.

«On ne m'a pas élevée dans l'eau de rose», dit le grec. «Dans du coton» ? Ce serait l'équivalent exact, mais la version littérale, tout aussi explicite, a plus de fraîcheur.

«Traînant de lourdes pensées...» Tournure banale en grec, assez insolite en français. Je transpose d'abord : «accablé par ses pensées», puis je retourne au mot-à-mot : plus concret, plus visuel. J'ajoute là un relief inexistant dans l'original ? J'ai si souvent aplati ailleurs, cela compense...

Désormais, chaque fois que je peux, je n'adapte pas les proverbes. «Ventre affamé n'a pas d'oreilles», bien usé, cède la place à «Têtes fâchées, panses rabibochées.» «Feu vu de loin ne brûle pas», disent les Grecs. Je bricole simplement pour donner à la chose, par le rythme et l'assonance, le claquant d'une formule : «Feu vu de loin ne brûle pas les mains».

La ponctuation étrangère déteint aussi sur moi. Le tiret me fascine, le tiret m'enchante, l'usage que l'anglais en fait (en simple ou en double) me donne des idées, et tant pis pour les puristes qu'il incommode : je m'arroge le droit d'enrichir ainsi ma trousse à outils.

L'antéposition du verbe ou de l'adjectif, plutôt rares chez nous, semblent gagner du terrain. Est-ce dû à des traducteurs (paresseux ou conscients ?), ou à des auteurs imprégnés par des lectures anglaises ? Peu importe, c'est de toute façon une bonne nouvelle : le français s'assouplit, nous pouvons jouer avec l'ordre des mots, ce paramètre si important, de façon plus variée, plus expressive.

Lors de la table ronde, j'ai cité ce bout de phrase d'un confrère : «un joyeux, nerveux langage». Il y a dans cette inversion, ai-je plaidé, quelque chose de nerveux, justement, de joyeusement insolite, ça prend à rebrousse-poil, ça réveille. J'ai entendu quelques dents grincer. Moi-même, par moments, suis encore un peu effarouché. Mais qu'est-ce qu'on parie ? Dans vingt ans cela passera tout seul !



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°24 en août 2005)