TRADUIRE L'ANGLAIS, C'EST DU SPORT


J'ai dit dans les BRÈVES de ce mois (n°235) tout le bien que je pensais du roman anglais de Louisa Reid et de sa traduction par Clémentine Beauvais herself. Voyons plus en détail ici comment la jeune star se tire de cette tâche a priori perdue d'avance : traduire de l'anglais en français — et traduire, qui plus est, un roman en vers libres où l'anglais se montre plus vif, plus swinguant, plus fringant que jamais, où les mots souvent sont des coups de poing.

Pour être le moins lent et le moins mou possible face à l'anglais, il faut travailler surtout le rythme et les sonorités. Aller vite, faire danser les mots, choisir des sons qui claquent.


i stare,

eyes lasering the screen.

searching for someone else.

not these women,

my impossibility.


je fixe

l'écran, les yeux laser,

je cherche quelqu'un d'autre.

pas ces femmes-là,

mon impossible.


Ce qui me séduit là, c'est d'abord que la v.f. parvient à tenir le tempo : 2+6+6+4 syllabes, comme la v.o., et le dernier vers parvient même à être plus court : quatre syllabes au lieu de sept. «Impossible» est nettement meilleur que le lourdingue et froid «impossibilité». L'ensemble est dense et ça balance.

S'agissant de néologiser, le français est plus timide et empoté que l'anglais. Comment rivaliser avec, par exemple, «i blush as she oohs and aahs» ? Il faut se contenter d'un simple «je rougis, elle fait ooh, elle fait aah». Ici, par contre, on pourrait oser un «mes yeux lasèrent l'écran». Ce qui ne serait pas heureux : cette forme du verbe «lasérer» manque de punch et même de clarté — on ne reconnaît pas bien le laser chapeauté d'un accent grave.

«Les yeux laser» donc. Pas très clair ? On pourrait écrire, plus classiquement, «mes yeux / passent l'écran au laser», mais on perdrait l'audace du néologisme, que restitue partiellement le côté abrupt de la solution Beauvais.

«Les yeux en laser» ? Meilleur quant au sens, peut-être, mais le rythme en serait délayé.

«Je cherche» ou plutôt «cherchant» ? Le premier a pour lui la répétition de «je» et les six syllabes du vers comme en anglais ; le second est plus sonore, et puis doit-on calquer le rythme original à tout prix, quant on peut resserrer en rognant une syllabe ? Pour ma part, je crois que je pencherais pour «cherchant», histoire d'emmerder certains profs d'anglais qui traquent férocement les participes présents dans les versions.


*


mirrors glitter,

all over the house i hear them cracking

into laughter,

splintering

into sharp hysterical shards.


les miroirs scintillent,

partout dans la maison je les entends qui éclatent

de rire

ils se fendillent

en mille fragments hilares.


«Dans toute la maison» plutôt, pour l'allitération en [t] et un rythme plus vif (5+6) que l'alexandrin présent ici ?

«Qui se fendillent» au lieu de «ils» pour la sonorité plus percutante et la répétition doublement bienvenue, puisque les fragments se multiplient ?

Ça se discute. L'important, c'est l'épatant dernier vers, où le remplacement de «hystériques» par «hilares» et celui de «sharp» (= pointus, coupants) par «mille», qui feraient grincer certaines dents universitaires, me ravit. Le sens global n'est guère altéré, et ce qui compte, c'est que le vers ainsi travaillé sonne bien, avec son rythme ferme et joyeux (2+2+2) et ses nombreux sons répétés ([f], [il], [ra/ar]).


*


i pant and struggle.

hot and red and wet with sweat...


je m'essouffle et je m'efforce.

le feu aux joues l'eau dans le cou...


À la place de «l'eau» je mettrais volontiers «la sueur», plus explicite, et le rythme 4+4, insistant un peu collant, serait bien à sa place, mais ces deux vers fonctionnent bien tels quels, le premier avec une allitération rajoutée [mes/mef], très efficace et le second qui s'éloigne de la lettre («chaud et rouge et humide de sueur») pour mieux coller à la sensation. Le recours aux monosyllabes, comme dans l'original, est une excellente recette quand on traduit n'importe quel texte anglais.


*


next to rosie

i like the way i look


auprès de rosie

j'aime celle que je suis


Cinq syllabes chacun, les [o] et les [r] dans le premier vers, les [j], les [è], les [s] dans le second, plus une rime ajoutée pour faire bon poids : petit groupe guilleret, chantant à souhait, qui s'éloigne à bon escient du mot à mot pour retrouver la densité sonore de la v.o.


C'est assez facile de dézinguer une traduction : ce qui se voit, ce sont les fautes. Quand c'est réussi, ça passe en douceur et le lecteur se dit, Comme il écrit bien, l'auteur ! C'est la première fois, je crois, que j'évoque aussi clairement les beautés d'une traduction. Mon bonheur serait total si je pouvais rencontrer Clémentine B. un jour et discuter métier avec elle. Si l'un de mes chers volkonautes la connaît...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°236 en mai 2023)