Brusquement, effroyablement, elle s'éveille. Qu'est-il arrivé ? Quelque chose de terrible s'est passé ? Non, rien ne s'est passé. Ce n'est que le vent qui ébranle la maison, secoue les croisées, tape un morceau de fer contre le toit, et fait trembler son lit. Des feuilles frôlent la fenêtre, voltigent et disparaissent ; en bas, dans l'avenue, un journal entier s'agite dans l'air comme un cerf-volant égaré, et tombe empalé sur un pin. Il fait froid. L'été est fini, c'est l'automne. Tout est laid. Les charrettes passent avec un bruit de ferraille, balancées de côté et d'autre ; deux Chinois — leurs queues et leurs blouses bleues flottant au vent — se dandinent sous leurs jougs de bois, sur lesquels pèsent les paniers de légumes.
Ainsi commence «The wind blows» de Katherine Mansfield, nouvelle tirée du recueil Bliss. Le texte français, signé J.-G. Delamain, est l'œuvre d'un tandem : Jacques Delamain et sa femme Germaine, née Boutelleau, sœur de l'écrivain Jacques Chardonne. Parue en 1932, douze ans après la version originale anglaise, cette traduction était la première, et sauf erreur elle est restée la seule. Qu'elle ait été rééditée deux fois récemment, par Stock et l'Aube, prouve qu'on la tient en haute estime. (Ou qu'elle est libre de droits ?)
En parcourant «Le vent souffle» après lecture de la v.o., on a l'impression d'un travail sérieux qui rend justice au texte. À la réflexion, tout de même, on grimace un peu ici ou là. Plutôt que «la phrase mineure de Beethoven», il faudrait dire «la phrase en mineur» ; pour «but it is no use», rendu par «c'est inutile», mieux vaudrait «pas moyen» ou «à quoi bon» ; «she does not mind what she does», ce n'est pas «Tout lui est égal», mais «elle ne fait pas attention» ; on aurait pu aisément alléger «sa très jolie main qui a toujours l'air de venir d'être lavée», avec par exemple «qui semble avoir été lavée à l'instant» ; «Elle aime cette pièce. Elle sent la serge» nous fait croire brièvement que c'est la dame, et non la pièce, qui sent ; «Sa voix est beaucoup, beaucoup trop douce» calque avec lourdeur «His voice is far, far too kind», il eût mieux valu transposer la répétition : «Sa voix est trop douce, bien trop douce» ; avec «imaginer de laisser quelque chose dehors» pour «Imagine leaving anything out», c'est-à-dire «Tu te rends compte, laisser quelque chose dehors...», on frise le contresens ; enfin, «elle peut entendre» pour «she can hear» est un anglicisme trop connu pour ne pas surprendre ici, sous ces plumes renommées.
Tous ces petits faux-pas sont détectables sans l'original. Mais revenons à celui-ci...
Suddenly — dreadfully — she wakes up. What has happened ? Something dreadful has happened. No — nothing has happened. It is only the wind shaking the house, rattling the windows, banging a piece of iron on the roof and making her bed tremble. Leaves flutter past the window, up and away ; down in the avenue a whole newspaper wags in the air like a lost kite and falls, spiked on a pine tree. It is cold. Summer is over — it is autumn — everything is ugly. The carts rattle by, swinging from side to side ; two Chinamen lollop along under their wooden yokes with the straining vegetable baskets — their pigtails and blue blouses fly out in the wind.
D'abord, les répétitions. «Has happened» est passé de trois occurrences à deux, pourquoi pas, l'essentiel est qu'il soit répété. Nos deux traducteurs ne sont pas, contrairement à tant d'autres naguère — et aujourd'hui encore —, maladivement allergiques aux répétitions : ils ont judicieusement conservé, un peu plus bas, les trois «est», ce piétinement accablé. Alors pourquoi, aux deux premières lignes, éviter dreadfully/dreadful, cette espèce de bégaiement affolé, d'égarement, ce signal qui d'emblée nous plonge dans l'ambiance ? «Effroyablement» qui le remplace est sémantiquement excessif et stylistiquement trop soutenu, sans compter que ce long adverbe donne à la phrase un rythme moins vif, moins emporté.
Au même endroit, pourquoi supprimer les tirets, leur brusquerie, leur halètement violent, au profit de tristounettes virgules ? Le français d'éditeur, il est vrai, circonspecte les tirets, considérés sans doute comme l'avant-garde d'une invasion étrangère, alors que certains parmi nos meilleurs auteurs, Gracq notamment, font un usage virtuose de ces précieux petits outils.
Autre mini-modification révélatrice : l'ajout d'un point d'interrogation. Chez Mansfield : «Quelque chose de terrible s'est passé. Non, rien ne s'est passé». Une affirmation, un démenti brutal. En français : «Quelque chose de terrible s'est passé ? Non, rien ne s'est passé». Une question, puis sa réponse, enchaînement plus logique, plus lisse, plus sage — et moins vivant.
Les Chinois enfin. En anglais, on décrit leur action, puis on termine par la vision de leurs blouses dans le vent. En français, on éprouve le besoin de placer la description d'abord, avant l'action : c'est plus réglementaire — et moins spectaculaire. Moins vivant, là encore.
Détails infimes, dira-t-on. Oui, mais révélateurs d'un certain académisme, qui par petites touches sournoises prive le texte d'une partie de son éclat. On est en droit d'attendre mieux de la part d'une traduction présentée comme classique.
Ah, j'oubliais le titre du recueil : Bliss, traduit par Félicité, de façon exactissime. Sur le plan sémantique du moins, car si la musique du mot bliss est parfaitement voluptueuse, avec son long glissement final, son équivalent français, à côté, malgré ses sonorités claires, semble terne.
Si j'avais traduit ce recueil, aurais-je osé l'appeler Délice ?
Et si oui, qu'aurait dit l'éditeur ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°235 en avril 2023)