Ma traduction des poèmes de Kavvadìas — la première en français — n'a jamais eu d'existence officielle. L'héritière des droits me refusant sa bénédiction pour des raisons qui m'échappent, mon Kavvadìas a pris la forme d'une édition pirate et touché pendant quelques années un public apparemment satisfait.
Puis une éditrice française, devenue détentrice des droits, a publié les mêmes poèmes dans une autre traduction. Elle a exigé que je cesse de diffuser la mienne, conformément à la loi. Quoi de plus normal. J'ai obtempéré. Quelque chose m'étonnait cependant : cette dame insistait lourdement pour que j'efface jusqu'à la moindre mention de mon travail, comme si l'on pouvait faire qu'il n'ait jamais existé.
C'est en lisant la traduction publiée par elle, d'un œil d'abord distrait, puis de plus en plus émoustillé, que j'ai trouvé la clef du mystère : ma version somme toute classique, sage, consciencieuse, fidèle au sens et mise en vers comme l'original, risquait par comparaison de nuire, auprès de certains esprits conformistes, à la sienne, tellement plus inventive.
Ce Kavvadìas new look fascinant m'inspire des sentiments divers, dont pas mal d'admiration. En lisant les pages ci-dessous, publiées récemment sur ma page facebook à raison d'un chapitre par jour, on comprendra vite pourquoi.
Les traductions sont-elles meilleures qu'autrefois — globalement du moins ?
Sans doute. On note une plus grande rigueur, une attention accrue à la saveur et à la musique des mots. N'y a-t-il pas là cependant un léger risque ? En donnant du texte à traduire une image de plus en plus conforme, ne va-t-on pas tomber dans une routine un peu froide et impersonnelle ? Les traducteurs ne sont-ils pas en train de tourner en rond ?
Il y a peut-être d'autres façons de traduire, plus aventureuses, plus vivantes. C'est ce que je me suis dit l'autre jour en découvrant la version française fraîchement parue des poèmes du grec Nìkos Kavvadìas. Il est trop tôt sans doute pour y voir l'émergence d'une nouvelle école de traduction, mais ce travail décoiffant ouvre peut-être un nouveau courant dans l'océan des textes traduits.
Des exemples ?
Un seul pour aujourd'hui (le mot-à-mot, puis la traduction) :
— L'horloge d'en face vient de sonner.
— Sur l'horloge LES HEURES COURENT A L'ENVERS. (p.257)
C'est quand même plus corsé, non ?
Les premiers poèmes de Kavvadìas sont traduits sans histoire, d'une façon que par la suite on va juger un peu sage et plate — car soudain, dans le poème «Lettre au poète César Emmanuel» (p.53), le vent se lève !
— Quelque chose qui se trouve dans une perpétuelle alternance (= qui bouge tout le temps).
— Quelque chose que l'on trouve À CHAQUE TOURNANT DE SIÈCLES.
— [Vos yeux] qu'aiment les tendres lycéennes et les poètes silencieux.
— ...qu'adorent les poètes silencieux ET LES ÉLÈVES STYLÉS.
— Battant des ailes.
— En se COGNANT les ailes.
C'est insolite. C'est hardi. Les ronchons ronchonneront, mais comment ne pas être frappé ? Le traducteur, humble serviteur, relève la tête et s'écrie : J'existe ! C'est une prise de parole. Presque une prise de pouvoir.
Ce n'est pas tout. Dans le même poème...
Dans le même poème, donc, quelques vers plus loin :
— [Paroles] que vous lirez en souriant peut-être, hochant la tête et pris de compassion.
— ...qui CERTAINEMENT VOUS NAVRERONT lorsque vous les lirez, hochant la tête et VOUS MOQUANT.
Eh non, ce n'est pas tout à fait pareil... Et là non plus :
— Et puisque moi j'ai prié pour un frère.
— Et comme JE ME SERAIS LIVRÉ COMME un frère.
(Émouvante, la répétition de comme.)
— On entendrait pleurer au loin les phares.
— Nous tendrions l'oreille à LA CORNE des phares.
Les phares ne pleurent plus. Une image disparaît, mais faut-il à tout prix des images, sous prétexte qu'on est dans un poème ?
«Un soutier nègre de Djibouti» (p.69)
— Il reçut sur la tête un coup de bouteille vide
se change en
— Il lui FENDIT LA TÊTE à grands coups de bouteille.
«À bord de l'Aspasia» (p.79)
— Tandis que tu disparaissais dans la cohue sans te retourner
devient
— ALORS QUE TU ERRAIS, PERDUE dans la cohue, SANS RETOUR EN ARRIÈRE.
(En grec, pour dire «disparaître», on emploie le verbe «se perdre».)
De fait, on se sent là un peu perdu, et le traducteur aussi...
Dans «Cafard» (p.103), l'auteur dit :
— Nous avons souvent admiré l'aurore boréale,
et le traducteur corrige :
On a RÊVÉ mille fois aux aurores boréales.
Mais c'est dans «Coaliers» (p.107) que notre homme commence à vraiment déployer ses ailes.
— On voit au petit matin, dans les docks avec leurs grues...
— Au petit matin on peut voir, le long des docks CIREUX...
Blêmes, les matins portuaires ? Non : la cire, en grec, est un très vague homonyme de la grue.
Si les phares n'ont pas le droit de pleurer, les matins peuvent avoir mauvaise mine, ça compense.
Mieux encore, dans le même poème...
«Coaliers» toujours : les dockers portent
— un mouchoir couleur feu noué au cou.
(Allusion subliminale à leurs sympathies communistes ?)
Dans la v.f. :
— Au cou une écharpe pour FILTRER LA FUMÉE.
Tant pis pour la couleur, les dockers tiennent à protéger leurs bronches.
«Liste noire» (p.111)
Les capitaines qui ont commis une faute grave
— ont été inscrits sur la Liste Noire et on leur a donné un papier qu'on ne remet qu'aux maîtres d'équipage (personnages d'un rang subalterne).
— Ils ont REÇU leur médaille et ont signé la liste noire contre un papier qu'on n'attribue qu'aux OFFICIERS.
Le traducteur a dû se dire la même chose que nous : pas clair, tout ça... Et alors ? Pourquoi pinailler pour si peu ? Madame Poésie nous dira qu'une couche d'obscurité lui va toujours bien au teint...
Deuxième recueil de Kavvadìas, «Brume». Là, le texte se fait moins limpide et cela devient sportif.
«Mal de terre» (p.123). Mot-à-mot :
— L'un de tes yeux penche et bientôt s'endort.
Comment se fait-il que dans la nouvelle traduction
— L'un de tes yeux SE FAIT VIEUX et s'endort ?
Sans doute à cause de la ressemblance entre les verbes «se pencher» (yèrno) et «vieillir» (yernò), que différencie seulement l'accent tonique. Comme quoi d'une erreur de débutant peut naître une superbe image !
«Armide» (p.129)
— Le temps qu'on arrive au Pérou
nous aurons fumé la cargaison.
Fumé quoi ? L'herbe dont les cales du bateau sont pleines ? Trop simple apparemment. En français, le haschich se change en bidoche :
— D'ici à ce qu'on arrive au Pérou
on aura BOUCANÉ tout le stock de la soute.
Une autre traduction de ce poème, moins innovante, dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard).
Dans «Black and white» (p.133),
coup de tabac sur la strophe 2, qui dit en grec :
— Œil tourmenté, je m'efforce en vain
de te garder fixé sur le sirocco.
Active ta pelle, Noir du Maroc
qui mâche des herbes contre la fièvre.
Accrochons notre bouée de sauvetage :
— L'œil fébrile, en vain JE TE GARDE À L'ABRI
d'un mauvais coup de sirocco.
LA PELLE CREUSAIT LA TERRE, PETITE NOIRAUDE du Maroc,
toi qui rumines des plantes contre le FEU SAUVAGE.
La petite noiraude, c'est un soutier, sa pelle est pleine de charbon. Les soutiers ont parfois la fièvre et les traductions aussi...
«Faune marine» (p.144) est rebaptisé «Étoffes marines», le mot «faune» (panìda) ayant une ressemblance lointaine avec le mot désignant une toile, un torchon (pani).
— Le ciel tout sombre et plein d'eau pleut, dit le grec,
mais en français, soudain,
— Le ciel est noir et PÂTEUX,
et l'on se demande en vain pourquoi.
Une question commence à s'insinuer dans l'esprit du lecteur : ces écarts sont-ils vraiment volontaires ? Le train se lance-t-il hardiment sur des parcours nouveaux, ou déraille-t-il sur une voie de garage ?
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«Thessalonique» (p.153)
— Celui qui est en faute et ne le sait pas titube de travers.
Plutôt obscur en grec, un peu moins tout de même en français :
— CELUI QUI PERD N'Y PIGE RIEN et se tire de guingois.
«Lampe d'Aladin» (p.165)
— Au marin donne un lit sur la terre ferme, et un coup à boire.
En grec, le marin est en mer et a la nostalgie de la terre ferme ; en français, déjà débarqué, il cherche une piaule :
— Au marin À QUAI, donne à boire et un lit.
Troisième recueil : Traverso, avec
«Mousson» (p. 175)
— Le marin tourne la barre et le gitan (c.a.d. le soutier) tourne le feu (c.a.d, suppose-t-on, le tisonne).
Là, ça devient chorégraphique :
— Le marin TOURNE AUTOUR DE LA BARRE et le gitan AUTOUR DU FEU.
Peu à peu ça devient grandiose.
«Fresque» (p.177)
— Debout le serviteur à vos côtés, long comme un serpent d'eau.
— Tout près de vous, long et DEBOUT, TEL UN SERPENT DE MER.
Notre poète va-t-il capturer le monstre du Loch Ness ?
Une autre traduction de ce poème dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard).
«Femme» (p.181-3)
— Une mouette plonge pour crever l'œil du dauphin.
Trop cruel ! Peace and love, les gars :
— Une mouette plonge, elle CROISE un dauphin.
Confusion entre stravòno (aveugler) et diastavròno (croiser). C'est vrai que ça se ressemble.
— L'ultime nuit au port ne doit pas être gâchée.
Pécheur celui qui ne jouit pas et ne faute pas.
(En un mot : amusez-vous les gars !)
— DERNIÈRE NUIT AU PORT : FIASCO, DÉPENSE INUTILE.
LE PÉCHEUR NE JOUIT PAS, CE N'EST PAS SA FAUTE.
Cela ne veut pas dire tout à fait la même chose, d'accord, mais quelle belle débauche d'imagination !
«Yara Yara» (p.185-7)
— ...ébène — langue de feu, sur fond cramoisi.
— ...en bois d'ébène, langue de feu sur fond CRÈME.
Cram-, crème... À l'oreille, c'est quasi kif-kif.
— Tiens bon l'échelle.
— ÉCHELLE BIEN ACCROCHÉE.
Kràta = tiens (impératif). Kratà = il ou elle tient.
Décidément le traducteur lit le grec sans accent(s). Il accroche et le lecteur doit s'accrocher.
«Les sept nains du Cyrenia» (p.189)
— Tu rappelles des chambres closes (= tu sens le renfermé).
— TU TE SOUVIENS DE chambres closes
On glisse en souplesse de «rappeler» à «se rappeler». On n'est plus à ça près.
On commence à s'ennuyer un peu ? Pschitt, nouveau feu d'artifice :
«Cosmas, le voyageur des Indes» (pp.193-5)
(De l'Océan Indien en fait — mais c'est tout près.)
— À présent tu mâches des amandes et des pains bénits secs.
— Tu mâches maintenant des amandes et des OFFRANDES sèches.
Le pain bénit, en effet, se dit «offrande», c'est dans le dictionnaire. Mais se donne-t-on le droit au dictionnaire ?
— Courtes Tamoules à l'odeur lourde (= puantes)
— jeunes filles tamoules petites et ODORANTES.
— Il tranchait avec l'épée ce que l'écriture dénoue.
— Lui, il réglait par l'épée TOUT CE QUE CHANTE L'ÉPOPÉE.
— Alors que je ne crois qu'à la mer et aux profondeurs.
— LORSQUE JE SENS LA MER DÉSERTE ET PROFONDE.
Une autre traduction de ce poème dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard).
Autre coup d'éclat :
«Che Guevara» (pp.197-9).
— Les oiseaux prennent le large et perdent la parole.
— Les oiseaux fuient vers les confins ET LEUR CHANT S'EST PERDU.
— Elles tissent la soie noire de ton visage pour nouer leurs cheveux.
— Elles en font des FILINS pour attacher leurs cheveux.
— Le rêve a rejoint le navire des nuages.
— ...S'ENTREMÊLANT AUX VAPEURS DU NAVIRE.
— Vous boirez le maté.
— Ils BOIRONT ensemble un maté.
Pronoms personnels, temps verbaux, masculin et féminin, actif et passif, tout se mélange. La grammaire elle aussi, vacillante, comme secouée par la houle, nous emmène en bateau. Ces embardées, où les esprits étroits verraient de vulgaires contresens, contribuent à nous plonger en pleine poésie.
— Arrive Bolivar sur son cheval vif comme le vent.
— Arrive Bolivar chevauchant UN BOA.
D'où sort en galopant ce serpent plutôt lent d'habitude, mystère. Mais après tout, un peu de surréalisme, ça vous dope un poème.
«Thessalonique II» (p.201)
— Si seulement, au départ, une fille descendait sur la jetée
ne regardant que l'ancre, qui appelle...
— AU MOMENT DU DÉPART, VOYANT L'ANCRE LEVÉE,
SEULE SUR LE QUAI UNE FILLE T'APPELAIT...
«Fata Morgana» (p.205-209)
— ...dans une coupe ancienne où communiaient les corsaires.
— ...que les corsaires SE PASSAIENT.
— L'huître océane se fiance à la lumière.
— L'huitre océane S'OFFRE aux rais de lumière.
Les belles images, ça va un moment, on se calme...
— Poissons volants dans l'absence de vent.
— Poissons qui volent EN APNÉE.
D'accord, l'un n'empêche pas l'autre.
— Filles échevelées.
— Donzelles HISPIDES.
(Botanique) Qui est couvert de poils rudes et espacés.
(Littéraire) Qui a une barbe, des cheveux raides, hirsutes, d'aspect repoussant.
J'aurai appris un mot !
— Exorcise son nom.
— DIVERTIS-LE.
Cocos islands (p.213-5)
— Une tourterelle depuis le matin pleure dans les haubans
sur le bateau qui marche comme un canard.
— Depuis ce matin, SE DANDINANT SUR LES HAUBANS,
TOUT EN HAUT DU BATEAU UNE COLOMBE GEINT.
— Nous sommes redevenus d'un coup les habits que nous portons.
— D'UN SEUL ET MÊME GESTE ON A CHANGÉ DE VÊTEMENTS.
Et pour la nième fois le texte, d'un coup, change de sens. L'image superbe a disparu. Le traducteur a-t-il voulu la garder pour lui tout seul, comme le Traducteur cleptomane de Dezso Kosztolányi ?
Une autre traduction de ce poème dans l'Anthologie de la poésie grecque contemporaine (Poésie/Gallimard).
«Esquisse marine» (p.217-9)
— Nous semions partout la peste et le choléra
mêlant avec notre sperme fou toutes les races.
— Partout nous répandions le choléra et la peste,
LES MÊLANT A NOTRE SPERME MALADE.
Avant de savourer ce qui suit, il convient de savoir qu'il n'y a qu'un changement d'accent tonique entre dìpla (à côté) et diplà (neutre pluriel de «double»).
— Dans cette incroyable contrée où les filles l'ont sur le côté ou de travers.
— Dans ce pays merveilleux où les filles ONT DEUX FENTES.
Un peu comme la poésie de Kavvadìas, qui (en théorie) a de quoi se faire sauter par deux traducteurs en même temps.
«Amertume» (p.221)
— Ton corps, qui chassait la peur de mourir.
— Ta carcasse, qui TENTAIT D'EXPULSER SA TERREUR DE CREVER.
À noter ici, outre l'invention sémantique, la tendance à doper le vocabulaire en le rendant plus familier, voire argotique. Autre exemple (p.239) :
— Si j'écris la fin en premier, c'est que nous nous sommes trompés de route.
— Si j'écris les derniers TRUCS en premier, c'est qu'on s'est GOURÉS de route.
«Trucs» et «gourés» sont du traducteur ; le vocabulaire de Kavvadìas, lui, est dans l'ensemble plutôt mesuré.
«Berceuse pour petits enfants et vieillards» (p.227)
— Avec toute sa richesse dans une caisse.
— Toute sa VIE résumée à une simple valise.
Encore un jeu subtil sur les accents, entre viòs (richesse) et vìos (vie).
— ...lui taillent la quéquette (= circoncision)
— ...lui COUPENT LE ZIZI.
Des femmes à deux foufounes, des hommes sans bistouquette... Vite, un analyste !
— Il s'épouille les burnes.
— IL COMPTE LES MOUTONS.
On reste sur le divan...
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«Marco Polo» (p.233)
— Autour du Sérail chaque flamme faisait s'élever démons et esprits mauvais.
— Autour de Saraï chaque flamme FAIT GONFLER ZIZANIE ET MALICE.
— Et elle regarde vers là-bas.
— Et DE LÀ ELLE TE SURVEILLE.
«Pédagogie» (p.237)
— Nous quittâmes Troie en va-nu-pieds.
— De Troie on s'est enfuis COMME DES MALANDRINS.
— Elle aussi lui a porté chance.
— ÇA LUI DONNAIT DU CHARME.
— Beaux hippies aux riches crinières, nos habits nous servaient de tente.
— Des BOUSEUX, hippies et hirsutes, AUX TUNIQUES EN TOILE DE JUTE.
Tiens, une rime.
— Ces salopes, filles de vieux.
— CES SALAUDS DE RUFFIANS.
— Avant de te manger, ils t'ont fait ta fête (= ils t'ont baisé), pour que ton corps soit plus savoureux.
— avant de te bouffer, ils TE MITONNENT, pour que ta chair ait un peu plus de saveur.
Forcément : sans biroute, comment auraient-ils pu ?
Et voici, après les trois recueils officiels, les poèmes inédits.
«La chanson des réfugiés» (p.251).
— Des mamans.
— DES TROUPEAUX LIBRES.
Ben oui : les mamans, en grec, c'est manàdes, et les troupeaux libres, en Camargue, sont dans des manades !
— Et ils ont tué leurs enfants.
— ET LEURS ENFANTS SE SONT TUÉS avec leurs propres mains.
«Page d'épigrammes» (p.253)
— Une demoiselle se trouve mal et un voyou dit :...
— une demoiselle PROTESTE et LANCE à un gamin...
— Tous viennent la ranimer.
— Et tout le monde va CALMER la demoiselle.
Un type marche sur les pieds d'un autre, qui l'injurie :
— Salaud, négligent, espèce de pieuvre ! (La pieuvre a toujours un pied qui traîne.)
— MON VIEUX, FAITES ATTENTION A LA PIEUVRE, ELLE A HUIT PIEDS.
«Désir» (p.261)
— Nous éprouverons l'amour jusqu'à ce que notre âme nous quitte et se change en hirondelle à l'aile rapide.
— nous frémirons d'amour A EN PERDRE LA TÊTE ET L'HIRONDELLE SE FERA PLUS AGILE.
— Nous avons joui de ce que nous avions désiré.
— MAIS QUELLE JOIE QUE CE DÉSIR !
«Tu es une fleur» (p.265)
— Beau corps qui s'est épuisé.
— GRACILE SILHOUETTE QUI FUT SAUVÉE.
S'accoutumerait-on ? Pour un peu, des fleurs dans le genre de celles-là nous paraîtraient presque normales...
Certains de ces poèmes acquièrent une dimension grandiose. Nous y sommes les témoins d'un combat somptueux entre le David français et le Goliath grec.
Du coup, les passages tranquilles où rien ne dépasse laissent une impression de vide et de vague tristesse. Aïe, se dit-on, il s'améliore, il s'est remis à la méthode Assimil, il va bientôt comprendre le grec et traduire de façon plan-plan.
Heureusement, ça repart fort avec
«Lettre pour rien» (p.273)
— L'enfant auquel on avait fait croire que le monde lui appartiendrait quand il serait grand.
— Un enfant QUE TOUT LE MONDE TROMPAIT AU FIL DU TEMPS QUI PASSE.
— Comme lorsque les navires démâtés sont poursuivis par un méchant corsaire.
— À l'heure où le méchant corsaire PILLE les bateaux RESTÉS À QUAI.
Ce qui est encore plus méchant qu'en pleine mer.
Envoyer des poèmes par le fond, ça on a le droit.
Prêts pour jeter un œil, une fois de plus, dans les abysses ?
«Une chanson» (p.281)
— Chez la fille aussi, un coup d'œil dévoile tout.
— LE TEMPS D'UN CLIN D'ŒIL, IL L'ÉCLAIRE.
— Pour montrer ce que j'ai de caché au fin fond de mon âme.
— Pour montrer CE QUE DE L'ÂME J'AI CACHÉ TOUT AU FOND.
— Il craint que d'autres ne le voient et l'apprennent.
— IL CRAINT DE LES VOIR.
Curieusement, le nouveau sens est souvent l'exact contraire de l'original. Comme ci-dessous (si tant est qu'on puisse y comprendre quelque chose) :
— Plus qu'une vierge farouche ne cache dans les profondeurs en feu de sa poitrine un amour secret que nul ne doit connaître.
— AUSSI NAÏVE SOIT-ELLE, ELLE NE CÈLE PAS EN SON SEIN LES ABYSSES ARDENTS, L'AMOUR SECRET QU'AUCUN DE NOUS NE DÉSIRE CONNAÎTRE.
«La petite danseuse» (p.283)
— Ils l'ont acclamée tout émus.
— CHACUN SE REMETTAIT DE L'ÉMOTION.
«Depuis deux mois» (p.285)
— J'en aime une autre profondément.
— c'est une autre que j'aime, UNE AUTRE PLUS PROFONDE.
(Qu'entend-il donc par là ?)
«Légende» (p.297)
— Aucune barque n'y vogue jamais, son eau vient des larmes des femmes
— ...et sur lesquelles les barques NE SONT JAMAIS LAVÉES DES LARMES DE FEMMES.
— Un marin s'y promène en fumant toujours.
— Un marin FIT DES RONDS en fumant.
— Des femmes d'une beauté extrême, mais ils se demandent si leurs yeux ne les ont pas trompés.
— Des femmes à la beauté stupéfiante, mais QUI, DISAIENT-ILS, NE LES LEURRAIENT NULLEMENT.
Et de nouveau le même doute affreux nous étreint. Toutes ces beautés insolites, de vulgaires erreurs ?
Pour traduire de façon inventive, faut-il mal connaître la langue ?
Allez, un dernier coup de filet.
«Je me souviens d'un ami pêcheur» (p.299)
— Et ses bras étaient longs comme ses rames.
— Il avait les MAINS aussi longues que les rames.
— Quand il allait partir ils trouvaient toujours un prétexte et il défaisait sa valise.
— Et POUR LE FAIRE BOUGER IL FALLAIT UNE RAISON ; il BOUCLAIT sa valise.
«Les filles de joie» (p.311)
— Les prostituées joyeuses, les longs soirs sans travail, fatiguées de raconter toujours des histoires obscènes...
— Lors des longues soirées où elles chôment et s'ennuient, les filles de joie DISENT DES CHOSES OBSCÈNES...
«Le bosco des îles Féroé» (p.321)
— La mer écumait, sombre, agitée violemment.
— Sur le PONT opaque DES PAQUETS D'EAU ÉCUMAIENT.
Soyons beaux joueurs et saluons l'allitération.
— Ils parlaient de la femme d'une façon obscène.
— Ils parlaient DE FEMELLES DÉPRAVÉES.
— On lui avait crevé un œil.
— On lui avait VOLÉ un œil.
Conclusion de ce débordant florilège ?
Notre vaillant traducteur aurait pu se laisser guider par la traduction anglaise de Gail Holst, très fiable, et par la mienne en français, qui l'a prudemment suivie pour contourner certains récifs. Il a refusé cette facilité avec une audace proche de l'héroïsme. Chapeau à l'aventurier !
Les cales de son bateau sont-elles, comme je l'ai laissé croire par moments, bourrées de contresens ? Que non ! Appelons ça des significations alternatives. La traduction alternative : tel est bien le nouveau concept qui émerge fièrement de cet apparent naufrage.
Mais trêve d'arguties sémantiques. Le sens n'est pas tout ! On n'a pas évoqué ici l'essentiel, à savoir la musique du texte. Que penser de ce choix radical du traducteur : abandonner les rimes et le mètre régulier qui font les délices des lecteurs grecs du poète, ces grands enfants ? Puérilement attaché moi-même au plaisir des rythmes et des sonorités, j'aborde ce point sur mon site, volkovitch.com, rubrique Carnet du traducteur, sous le titre «Quand ça ne rime à rien».
Une chose est sûre : on sourit plus d'une fois quand on lit en grec les poèmes de Kavvadìas, mais jamais jusque-là ils ne m'avaient fait rire.
Merci au poète-performeur qui s'est déguisé ici en traducteur pour nous dilater la rate.
Merci aux éditions Bouées de sauvetage auxquelles on doit cette grande date dans l'histoire de la traduction.
Et merci aux amis de la poésie (150 likeurs en tout, plus les nombreux lecteurs muets), la plupart inconnus de moi jusqu'alors, qui nous ont suivis sur facebook dans cette fabuleuse traversée. On pourra savourer leurs (im)pertinents commentaires déposés jour après jour sur la page FB de
Michel Volkovitch
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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°234 en mars 2023)