Ce sont des poèmes traduits en français, récemment parus en volume. L'original est écrit en vers réguliers, à une époque — la seconde moitié du siècle dernier — où dans l'autre pays comme chez nous, le vers ancien, pas totalement disparu, est tout de même devenu insolite.
Le traducteur, lui, a choisi le vers libre et se sent donc obligé, c'est bien le moins, de justifier son choix en préface :
L'option de tout passer à la moulinette de l'alexandrin, si typiquement français, n'avait pas non plus de sens du point de vue de la langue-source, de l'histoire littéraire et de l'époque de publication de ces poèmes. Qui plus est, cela aurait figé les poèmes dans un rythme invariablement pair et carré...
Seulement voilà : chaque poème, dans l'original, suit invariablement le même rythme. Et de plus, chaque poème est fortement rimé — cela fait partie du même jeu. Or là aussi, le collègue bat en retraite. La rime ?
De même que pour la métrique, j'y ai renoncé. Elle est en effet d'une telle richesse, souvent multisyllabique et à un tel degré de multiplication du sens, elle porte parfois tant d'ironie subtile et de sous-entendus, produit de telles cadences dans la scansion qu'on aurait honte de ne proposer que de pauvres rimes en français, lesquelles ne feraient que donner à ces vers des allures de chansonnettes un peu bizarres.
Est-il besoin de le souligner ? L'argumentation est d'une faiblesse insigne. Il va de soi que l'irrégularité du vers libre ne dit pas du tout la même chose que l'ample houle d'un vers égal — auquel un artisan habile peut ajouter de fines variations, histoire de n'être pas trop carré. Et fuir la rime à cause de sa richesse est pour le moins paradoxal : mon paysage est trop plein de couleurs, je vais donc le peindre en noir et blanc ?
En fait, ces justifications laborieuses du collègue débutant, lequel accumule par ailleurs les contresens, ne lui appartiennent guère : on trouve là le nième avatar d'une théorie dominante chez nous. En deux mots : quand on traduit des vers en vers, c'est pas beau, ça donne des vers de mirliton. Alors faisons n'importe quoi.
Dans d'autres pays, me semble-t-il, traduire les vers autrement qu'en vers de forme équivalente est vu comme un signe d'impuissance. Chez nous, cela semble véniel, voire naturel. Est-ce dû au fait que le français, langue peu accentuée, excelle davantage dans les chatoiements rythmiques de la prose que dans les balancements plus marqués du vers ? Le rythme, nous autres Français, nous l'entendons mal. D'autant que nous avons, contrairement à d'autres peuples, plus de cerveau que d'organes sensoriels...
Et surtout, traduire en vers, ça prend du temps, c'est fatigant. Cela implique aussi toute une gymnastique (mots déplacés, supprimés, ajoutés, changés) qui choque nombre d'entre nous, imprégnés à vie par l'obsession universitaire du mot-à-mot.
Avec du flair et de la patience, pourtant, on y arrive, parfois fort bien. Témoins, dans notre langue, les travaux épatants de Jean Malaplate et Robert Ellrodt naguère, et plus récemment de Guillaume Métayer, Jean-Luc Moreau, André Markowicz, Marc Martin, Pierre Vinclair, Pierre Trouillier, Jacques Ancet, Dominique Noguez, Jean-Gaspard Palenicek et d'autres sûrement — pardon à ceux que j'oublie. Dans un livre essentiel, Un art en crise : Essai de poétique de la traduction poétique, le Russe Efim Etkind, dont Markowicz le virtuose fut l'élève, nous livre une défense et illustration vibrante, imparable, de la traduction versifiée. Quel bonheur ce fut pour moi jadis de découvrir cette bible, qui confirmait mes intuitions ! Chaque traducteur devrait l'avoir dans sa bibliothèque.
Elle est épuisée depuis plusieurs années. Tout un symbole...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°232 en janvier 2023)