Les écrits sur la traduction prolifèrent, formant une jungle toujours plus touffue, un labyrinthe où je m'égare. Est-ce bien raisonnable d'en rajouter ici ? À propos surtout d'un sujet — la retraduction — aussi bateau, et qui me concerne si peu, moi qui n'ai pratiquement jamais retraduit et ne le serai sans doute jamais, vu le succès de mes auteurs grecs...
Ce qui me donne envie de revenir, après tant d'autres, sur ce thème, c'est que les gloses de mes confrères, souvent si savantes, me gênent parfois un peu. J'y croise à tout bout de champ ce lieu commun (pardon — ce topos) : l'original est éternel, alors que les traductions, elles, vieillissent vite au point qu'il faut périodiquement les refaire.
Ce qui n'est pas entièrement faux, loin de là. Certaines œuvres (Bible, Odyssée, Énéide...) ont été retraduites en français des dizaines de fois, et cela continue. Ce n'est pas non plus la retraduction elle-même qui me pose problème — au contraire, je souhaite qu'on retraduise tout, à tour de bras ! (Mes traductions à moi mises à part, naturellement.) Une traduction, c'est la photo d'une statue : chaque traducteur privilégie, qu'il le veuille ou non, une certaine face de l'objet, dont il donne une représentation aplatie ; pour retrouver quelque chose du relief original, une seule solution : multiplier les images.
J'ai dans ma bibliothèque une bonne demi-douzaine de versions françaises de la Bible que je contemple avec ravissement. Je ne les ouvre pratiquement jamais, mais le jour où je m'y mettrai, elles ne seront pas de trop pour me donner du texte d'origine une vision moins pauvre. J'aurai absolument besoin, pour l'Ancien testament, de la version la plus hébraïsante : celle, excitante, admirable, d'Henri Meschonnic ; mais son littéralisme la rendant largement obscure, il me faudra d'abord une autre version plus traditionnelle, une traduction de base pour me guider quant au sens, avant d'y ajouter ce qu'on pourrait appeler une traduction d'appoint.
Les traductions successives ne sont donc pas concurrentes, mais alliées, l'une complétant, soutenant l'autre comme l'aveugle et le paralytique, dans cette ascension d'un sommet inviolé sans cesse reprise et jamais menée à bien.
Il faut imaginer le retraducteur heureux, comme Sisyphe...
Ce que je refuse d'admettre, par contre, c'est l'idée qu'une traduction doive nécessairement être périmée un jour, comme les yaourts. J'en vois quelques unes que les moutures ultérieures n'ont pas tuées, et qui font mieux que survivre. Il suffit pour cela que le traducteur ait un talent au moins égal à celui de sa victime. Quand une bonne plume s'attaque au polar bâclé d'un tâcheron, elle peut en donner une version plus brillante et plus durable. Quand Baudelaire s'empare des histoires d'Edgar Poe, il parvient à les maintenir au même degré d'incandescence qu'en anglais — à moins qu'il ne fasse un peu mieux encore, ce qui expliquerait que Poe soit davantage célébré chez nous que dans sa patrie ?
Reconnaissons qu'il s'agit là d'un cas extrême. Si Baudelaire a miraculeusement restitué Poe, c'est qu'il y avait entre eux une parenté profonde, que leurs sensibilités se trouvaient parfaitement accordées. Ils étaient, de plus, pratiquement contemporains, et nous rejoignons là l'argument le plus fort en faveur de la retraduction : une traduction porte la marque de son époque. Qu'un original se démode, son passé reste accordé à lui, il lui tient au corps ; mais une version ultérieure, coupée du temps de l'original comme du nôtre, apparaît anachronique, déracinée, incongrue. Tandis qu'une traduction nouvelle vient raviver un texte ancien par une injection de présent. Quant à la traduction contemporaine de l'original, elle vieillit doucement, discrètement, main dans la main avec lui.
Cependant on voit aussi des traductions faites longtemps après et qui durent sans vieillir — ou du moins sans enlaidir. Celle, par exemple, de Daphnis et Chloé, roman grec du Ier siècle de notre ère, écrit par un certain Longus. Sans doute le traducteur, Jacques Amyot, homme du XVIe siècle, maniait-il sa langue aussi bien que l'auteur grec la sienne. Mais le succès d'Amyot est aussi celui du français de son époque — on n'écrit jamais seul, mais en équipe avec sa langue, porté par elle et la guidant (enfin, on essaie...) comme le cavalier sur son cheval. Or Amyot chevauchait une caracolante monture : le français de la Renaissance, adolescent comme les deux héros de l'histoire, frais comme le grec original. Cette version d'Amyot fut aimée en son temps ; elle reste lue de nos jours, elle est même sans doute plus belle encore aujourd'hui, n'ayant pas perdu ce qu'elle avait de jeunesse, tout en acquérant, avec les années, une patine délicieuse.
(Tout ce que je viens d'écrire, bon sang, ne l'ai-je pas déjà lu — voire écrit moi-même — quelque part ? Dans quels Actes des Assises ? quel TransLittérature ? quel Palimpsestes ?)
Mon grec ancien est trop faiblard pour que je puisse juger de la conformité au modèle. Il se peut qu'Amyot, sous couleur de traduire, ait infléchi, recréé le texte, qu'il y ait là plus d'Amyot que de Longus... Et alors ? Où est le mal, si Amyot a donné aux deux jeunes amoureux d'encore plus belles couleurs ? Reste-t-il des lecteurs assez naïfs pour croire qu'une traduction puisse ne pas trahir, et pour s'indigner qu'elle le fasse ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°23 en juillet 2005)