La traduction, art de l'intranquillité. Non, ce n'est pas une allusion aux remous de la récente affaire Gorman, mais le titre du dossier que la revue Critique consacre à notre art dans son numéro de mars 2021. La traduction, décidément, tout le monde en parle.
Conformément à sa vocation, la revue propose ici des recensions d'ouvrages récents. Elles sont quatre, signées d'éminents universitaires, l'une d'entre elles suivie d'un entretien, et nous incitent à lire — si ce n'est déjà fait — plusieurs publications hautement recommandables.
Le Shijing, recueil de poèmes chinois, classique au même titre que l'Illiade ou l'Odyssée en Occident, nous est parvenu récemment dans deux versions. Pierre Vinclair en donne la première traduction française intégrale en vers (Le corridor bleu, 2019), tandis qu'Auxeméry traduit de l'anglais l'Anthologie classique définie par Confucius, à savoir l'adaptation qu'en fit naguère Ezra Pound (Pierre-Guillaume de Roux, 2019). Deux versions radicalement opposées, finement analysées par Guillaume Condello.
Jean-Charles Vegliante, lui, rend compte en détail du passionnant Traduire avec l'auteur, dirigé par Patrick Hersant (Sorbonne université presses, 2020), présenté dans notre n°59. Dans ce même numéro, TransLittérature encensait comme il se doit A comme Babel de Guillaume Métayer (La Rumeur Libre, 2020). Maël Renouard salue à son tour, avec chaleur, sous le titre «Du traducteur cleptomane au traducteur tennisman» ce qu'il qualifie d'«essai-récit», de «non-fiction hyper-narrative», de «réflexion narrative qui est aussi une sorte de littérature de voyage», au fil de quelques pages éblouissantes, ingénieuses et ludiques à l'instar du texte recensé.
Il en extrait cette remarque stimulante :
«Souvent, je m'étonne de la détestation que certains poètes nourrissent encore envers les universitaires. Pauvres poètes qui ne savent ni ne sentent à quel point la réflexion prolonge le plaisir, l'approfondit, l'intensifie, le rend polygonal, abyssal...»
Fortes paroles, particulièrement précieuses pour le traducteur, cet être hybride, ce centaure mi-poète, mi-penseur, qui doit savoir analyser le texte à traduire autant que le sentir.
Paroles consensuelles aussi. La traduction, par nature, lance des ponts, elle lie et concilie, le discours sur la traduction abonde en remarques apaisantes, mais cela ne va pas durer ! Tiphaine Samoyault déboule dans le numéro avec son Traduction et violence, paru au Seuil l'an dernier et aussitôt commenté dans notre n°58. Écrivaine, enseignante, chercheuse, animatrice de revues, traductrice à l'occasion, l'auteure est désormais un personnage essentiel, pardon : incontournable, de notre scène littéraire.
Avec le goût du paradoxe qu'on lui connaît — il lui a fait défendre récemment, avec une habileté acrobatique, lors de l'affaire Gorman, une position hardiment opposée à celle de la plupart des traducteurs praticiens —, elle s'attache à briser la belle harmonie qui s'installait en dévoilant la violence cachée à plus d'un titre dans l'acte de traduire.
L'excellente présentation de l'ouvrage par Marc Lebiez est suivie d'un entretien substantiel avec son auteure, star de ce numéro. Elle s'y élève, combat féministe oblige, contre «la sexualisation traditionnelle du discours sur la traduction, (...) la traduction [qui] sert le texte, comme une servante sert un maître». Elle montre subtilement la place d'une réflexion sur la traduction dans Si c'est un homme de Primo Levi. Elle revient sur la notion de violence en traduction, déclarant par exemple :
«Il y a dans la volonté de «tout traduire» un effort pour dominer, avec pour conséquence les violences que l'on sait. J'ai rappelé que des cultures opprimées ont pu résister à la curiosité dont elles avaient fait l'objet en demandant à ne plus être traduites. Dans certains cas, la non-traduction se présente comme une réponse à la violence de la traduction.»
Ici, le praticien naïf se sent gagné par l'angoisse. Si ça se trouve, il fait du mal et ne le savait pas ! Il n'était déjà pas trop à son aise, intimidé dans les textes précédents par certains termes qu'il ignore (un logothète, c'est quoi ?), et voilà que la théoricienne enfonce le clou en distinguant sa conception agonique de la traduction de celle, agonistique, de Ricœur. Violent, ça aussi... Confronté à ce vocabulaire de haut vol, signe extérieur de richesse intellectuelle, contemplant ces alpinistes virtuoses escaladant les sommets de la théorie, notre humble praticien arpenteur de collines se sent soudain tout petit.
Qu'il ne désespère pas : s'il n'ingurgite pas ces réflexions très générales, si brillantissimes soient-elles, il ne sera pas pour autant condamné à mal traduire. Et s'il décide de s'en nourrir, cela ne pourra pas lui faire de mal. Il devrait même s'en délecter ! Le spectacle de l'intelligence est si beau.
Cet articulet un rien perfide fut publié par l'excellente revue TransLittérature naguère sous pseudo — on n'a pas intérêt à se faire trop d'ennemis. Un an plus tard, il est temps que le papa reconnaisse l'enfant, sans grand risque en fait : qui viendra le lire ici ?
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°227 en août 2022)