THÉOCRITES


Après avoir évoqué dans les BRÈVES de ce mois (n° 225, juillet 2022) ma découverte de Théocrite, j'irai ici un peu plus loin en comparant les deux versions dont je dispose : à ma gauche, Toute l'idylle, traduit par Maurice Chappaz et Éric Genevay, paru dans la collection Orphée de La Différence il y a trente ans ; à ma droite, une publication de l'an dernier, Les magiciennes et autres idylles, traduction de Pierre Vesperini, en Poésie/Gallimard.

Non, je ne donnerai pas ici le texte original. Par flemme sans doute : recopier un texte de grec ancien, tout hérissé d'accents et d'apostrophes nommées esprits, sacré pensum. Raison plus avouable : mon grec ancien resté rudimentaire m'empêchant d'analyser finement les textes antiques, j'en profite pour me mettre ici dans la posture du lecteur lambda, amateur de poésie mais ignorant la langue source. C'est à lui que je m'adresse toujours en priorité. Ce qu'il attend, ce brave lecteur, c'est avant tout un plaisir, une certaine ivresse. La fidélité sémantique de la traduction est un point non négligeable, d'accord, mais au risque de choquer les puritains littéraires, il me paraît tout compte fait secondaire. Les plus belles images, rendues de la façon la plus juste, tombent à plat si elles ne sont pas portées par un chant, emportées par la danse des mots. Une traduction «fidèle» mais sans musique est comme un avion ultraperfectionné dont le seul défaut est de ne pas pouvoir voler. Bref, je préfère lire la traduction infidèle et géniale d'un texte nul que la traduction fidèle et nulle d'un texte génial.

(J'ai dit une horreur ?)

Voici donc le début d'une des idylles de Théocrite. Le berger Thyrsis devise avec un chevrier anonyme.

Vesperini :


THYRSIS. Délice ce murmure et ce pin, chevrier, là-bas

Qui chante près des sources, et délice aussi, toi,

Comme tu joues de la flûte. Après Pan tu emporteras le deuxième prix.

S'il prend le bouc cornu, tu prendras la chèvre.

Et s'il prend la chèvre comme part d'honneur, vers toi affluera

La chevrette. Et de la chevrette, tant qu'elle n'a pas mis bas,

La viande est un régal.


CHEVRIER. Plus délicieux, ô berger, coule ton chant, que cette eau

Bruyante du haut de ce rocher.


Chappaz-Genevay :


THYRSIS

C'est une douce chose le murmure et ce pin, chevrier, qui joue près des sources, mais douce aussi est ta flûte : après Pan tu remporteras le prix. Si lui choisit un bouc cornu, toi tu prendras une chèvre ; s'il s'en va avec une chèvre en récompense, il te reviendra un cabri. Qu'elle est bonne la chair du cabri avant la traite !


LE CHEVRIER

Ton chant, ô berger, tombe goutte à goutte plus doucement que l'écho de cette cascade qui s'égrène dans les rochers.


Vesperini entame la longue série de notes adjointe au poème par une remarque musicale qui fait naître de beaux espoirs. Les dentales si douces des premiers mots du grec lui donnent l'idée de commencer par délice, qui par ailleurs est plus proche que douceur du mot grec. Oui mais alors, pourquoi nous asséner aussitôt un disgracieux festival de sifflantes ? Délice-ce... délice aussi... Quelques vers plus bas, assis ici...

L'autre version me paraît dans l'ensemble plus chantante — même si son douce aussi siffle un peu trop à mes oreilles —, mais pourquoi diable Chappaz, excellent poète par ailleurs, met-il les vers grecs en prose, comme Yourcenar jadis dans un Cavafy de sinistre mémoire ? Le vers n'est pas un gadget, il transfigure la langue, il ralentit le texte pour nous forcer à mieux le savourer, le surélève, le fait planer, alors pourquoi le banaliser ainsi ? La version Vesperini, elle au moins, a le même nombre de vers qu'en grec, mais ses rythmes sont bien prosaïques, et pourquoi affubler ces vers d'une majuscule pompeuse, absente en grec, qui nous entraîne loin de notre fraîche Renaissance, du côté du siècle de Louis XIV ? Un détail sans doute. Un contresens malgré tout.

Ce qui gâche aussi pour moi la fête, chez Vesperini, c'est quelques accrocs ponctuels, mots obscurs ou inutilement précieux, images malencontreuses : le lierre parsemé d'hélichryse, la femme ouvrée (représentée sur une œuvre d'art), le vieillard torréfié par la mer... Drôles de paysans...

Je suis sûrement injuste avec ces deux travaux de qualité, abordés ici de façon coupablement sommaire. Les traducteurs, à n'en pas douter, connaissent parfaitement leur sujet — à preuve les notes de Vesperini, plus longues que le texte ! et passionnantes. On peut lire l'un et l'autre avec intérêt. Avec passion et volupté ? Difficile... Ce foisonnement de gloses vesperines, justement, nous fait sentir à quel point cette poésie antique est lointaine, inaccessible sans ces béquilles que sont les notes. Alors comment faire pour rapprocher de nous un peu plus Théocrite et les autres, sinon en les faisant chanter davantage ? D'autres l'ont-ils fait jadis ou naguère ? Sinon, qui le fera ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°226 en juillet 2022)