Les livres en anglais, je les lis en anglais presque toujours, mais le plus souvent je me procure la traduction pour m'aider dans les passages difficiles, et aussi pour voir comment le confrère se dépatouille.
Voilà, par exemple, un très bon livre américain du siècle dernier, qu'on vient de retraduire — honneur pas si fréquent. La nouvelle version est l'œuvre d'un vieux routier honorablement connu. À la lecture du français, ça va, «ça coule bien». C'est en pratiquant certains coups de sonde qu'on s'interroge.
Indians are the only true aristocrats I've ever known. They ought to run the country, and we ought to be put on the reservations.
Bien envoyé ! On jubile. Cela donne en français :
Les Indiens sont les seuls vrais aristocrates que j'aie jamais rencontrés. Ce sont eux qui devraient diriger ce pays, et nous que l'on devrait parquer dans des réserves.
Sachant qu'un bon lecteur anglophone appuiera sur «they» et «we», le traducteur, en conséquence, restitue avec précision le sens de la phrase en la développant : «Ce sont eux qui...». Rien à dire, c'est normal. Voilà un bon réflexe de professeur ou de d'étudiant docile. Mais ce travail de version exemplaire est-il ce qui sert le mieux la vigueur du texte anglais ? Pour que le message trouve un rythme aussi percutant que lui, il faut resserrer un peu :
Ils devraient diriger ce pays, et nous devrions être parqués dans des réserves.
Ça ne va pas. C'est plus court, mais lourd, à cause de la longueur du mot répété, devraient/devrions (trois syllabes contre deux en anglais) et de sa sonorité noueuse [vr, vr] qui le ralentit encore. Mieux vaut dire :
...et nous serions parqués...
Emporté par mon élan, j'irais même plus loin :
Ils devraient diriger ce pays, et nous parquer dans des réserves.
Cela modifie le sens, et alors ? C'est juste un petit coup de pouce, qui n'aurait sûrement pas choqué l'auteur : le contenu de la phrase et sa musique acquièrent là un punch qui fait écho au caractère bien trempé du bonhomme.
Je supprimerais ainsi une répétition, contre l'un de mes principes les plus sacrés. Mais je ne la juge pas essentielle ici : la phrase conserve sans elle sa structure en deux parties nettement opposées, la répétition de «ought to» étant remplacée par le parallèle des deux verbes à l'infinitif, diriger/parquer. Sans compter que les répétitions, on va en retrouver plus loin.
Le confrère adopte à leur égard une attitude ambiguë. Il ne les pourchasse pas, comme font certains puristes, mais, quelques pages plus loin :
I spent a good many hours during those years listening to him. I listened to him when he was sober and I listened to him when he was drunk. I listened to him when he was cast and meek...
Plus, quatre lignes plus loin, un cinquième «listened to him» faisant écho au précédent.
Dans la v.f., il n'en reste que trois sur cinq, ce qui n'est pas un drame, le nombre de fois est moins important que le fait de répéter, mais pourquoi «écouter parler» à chaque fois, alors qu'un simple «écouter» aurait suffi ? C'est là un défaut de bien des traductions : on délaie, on bavarde, au lieu de couper les virages pour tenter de suivre l'anglais dans sa course.
Plus loin encore :
...notes I had made of conversations with him, letters from him and letters of others concerning him, copies of little magazines containing essays and poems by him, newspapers clippings about him, drawings and photographs of him, and so on.
Six fois «him», toujours en position forte, avant une pause : comment ne pas sentir que le «him» en question obsède l'auteur ? On pourrait conserver l'effet sans effort :
...des notes prises lors de conversations avec lui, des lettres de lui ou d'autres personnes à propos de lui, des exemplaires de petits magazines avec des articles ou des poèmes de lui, des coupures de journaux sur lui, des dessins et des photos de lui, etc.
Mais le confrère, lui, passe comme si de rien n'était :
...des notes que j'avais prises lors de nos conversations, des lettres qu'il m'avait écrites et des lettres d'autres personnes le concernant, des exemplaires de petits magazines dans lesquels avaient été publiées des lettres ou des études dont il était l'auteur, des coupures de presse à son sujet, des dessins, des photos de lui, et que sais-je encore.
Catastrophe. La phobie des répétitions, vertueusement combattue plus tôt, déferle ici comme une pulsion longtemps réprimée.
A-t-on suffisamment étudié cette maladie française, qui ne sévit pas seulement dans l'édition : l'antirépétitionnite ? D'où nous vient-elle donc ? Il faudrait se pencher sur elle comme l'analyste sur son patient. Je vois pour l'instant deux pistes possibles.
D'abord, le français d'éditeur, qui proscrit les répétitions, est l'héritier du français de maître d'école : imposer à chaque fois un mot différent, c'est forcer l'élève à enrichir son vocabulaire pour faire étalage de sa science, et lui apprendre à se relire soigneusement pour chasser les doublons. (Mais pourquoi le français serait-il plus scolaire que d'autres langues ?)
Ensuite, on a dit fort justement que la prose est une marche et la poésie une danse. La phrase de prose est censée avancer quoi qu'il arrive ; la moindre répétition la fait piétiner, ou se retourner, et c'est la danse qui commence. Or l'esprit français est sérieux, rationnel, il aime les situations nettes : chacun chez soi, la prose d'un côté, la poésie de l'autre, on ne se mélange pas. Sartre, après beaucoup d'autres, a théorisé cette dichotomie dans une page de Qu'est-ce que la littérature, sans doute la plus nulle de son œuvre. Et moi, en ce temps-là, je l'ai cru, avant de beaucoup lire en français et dans d'autres langues et de m'apercevoir que la prose marche, en effet, mais en roulant toujours plus ou moins des hanches. Et qu'il serait cruel et imbécile de lui interdire de danser.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°224 en mai 2022)