Lors de la Journée mondiale de la langue grecque, ce soir-là, ils étaient quatre à discourir. Une Grecque enseignant le grec en France et trois Français : un universitaire, récent retraducteur de l'Odyssée ; un traducteur de grec moderne ; un journaliste amoureux de la Grèce.
La soirée, comme prévu, s'est changée en hymne à la Grèce éternelle, nimbée de sa lumière unique au monde, embaumée à jamais dans sa légende. On a chanté les louanges d'une langue à la longévité prodigieuse : trois millénaires, une seule et même langue, d'un bout à l'autre ! On a célébré le pouvoir salvateur, quasi thaumaturgique de la fréquentation des Grecs anciens. «Nous sommes tous Grecs», a lancé quelqu'un. On nageait dans une belle euphorie. «Même les tragédies sont drôles» a renchéri un autre.
Nul n'a mis son bémol dans la symphonie. Étais-je donc le seul à me sentir vaguement mal à l'aise ? Il y avait tout de même un absent dans l'histoire : la langue parlée par les Grecs aujourd'hui. Un comble : la langue vivante paraissant soudain plus morte que l'autre ! Un seul auteur contemporain a été mentionné, fugitivement : Rìtsos. J'étais comme étranger parmi ces habitants d'un autre monde, pour qui «le grec», c'est leur grec ancien, alors que pour moi le grec, c'est ce qu'ils appellent «le grec moderne». Or laquelle des deux langues a-t-elle le plus besoin qu'on la soutienne : l'ancêtre fêtée, choyée, croulant sous les hommages, ou la belle jeune fille oubliée dans son coin ?
Dans mon coin moi aussi, j'étais divisé entre l'envie de faire entendre ma petite voix dissonante, de bousculer un peu la ronronnante assemblée, et le soulagement lâche de ne pas devoir affronter la multitude. À la question posée aux orateurs : doit-on connaître le grec ancien pour traduire le grec moderne ?, j'aurais été contraint de répondre — mon dieu ! — que pour ma part, n'avoir jamais fait de grec ancien à l'école a plutôt été une chance : j'ai plongé dans le bain tout de suite, j'ai nagé avec la jeune fille sans devoir d'abord prendre le thé avec la grand-mère. Il n'est pas bon, je crois, de découvrir le grec à travers l'écran de la langue ancienne : on risque de voir à jamais comme une Cendrillon, ou une fin de race dégénérée, cette belle femme éclatante de vie qu'est la langue parlée en Grèce de nos jours.
Apprendre le grec ancien par la suite, évidemment, cela peut aider à mieux traduire, certains textes du moins. Est-ce pour autant indispensable ? Pour ma part je m'y suis mis au bout de quelques années, consciencieux, armé d'un manuel scolaire. J'ai acquis les rudiments, de quoi comprendre à peu près comment fonctionne la langue. Cela m'aide assurément à déchiffrer les passages en langue savante et les quelques expressions empruntées à l'antique. J'aurais dû aller plus loin, sans doute, afin d'accéder en version originale à tous ces trésors anciens. Mais non, pas moyen. Je patauge dans Platon, quant à Homère, pour moi, c'est de l'hébreu. Une seule et même langue en trois mille ans, dit-on ; ce n'est pas toujours évident...
Pourquoi ce blocage ?
Une langue, pour moi, ce n'est pas des lettres sur du papier, mais avant tout des sons, une musique. L'obstacle insurmontable sur quoi j'ai buté, c'est notre façon actuelle de dire le grec ancien.
On est pratiquement sûr de la façon dont on prononçait à l'époque. On peut écouter des restitutions très fiables sur Internet : ça décoiffe terriblement. Les voyelles, notamment, changent violemment de couleur. On est tout dépaysé. Les Grecs d'aujourd'hui, eux, appliquent à leurs textes antiques la même prononciation que l'actuelle, ce qui est bien commode pour eux, et pas vilain sur le plan sonore, mais mensonger, hélas. Quant à la prononciation dite érasmienne en vigueur depuis des siècles dans nos écoles, elle a beau être plus fidèle dans un sens, en ce qu'elle suit à peu près l'orthographe antique, elle est finalement pire encore : elle ne sait pas chanter. Négligeant le jeu des brèves et des longues, prononcée à la française, plate, désincarnée, c'est un ectoplasme frigide. Les textes antiques, à cause d'elle, me laissent de marbre.
Mais que faire ? L'érasmienne a joué son rôle, elle nous a rendu le grec ancien plus familier, plus accessible, quitte à le dénaturer ; adopter une prononciation plus authentique ferait sans doute fuir la majeure partie de nos lycéens hellénistes, déjà si rares. Et elle ferait fâcheusement entendre à quel point ces admirables Grecs de jadis étaient différents de nous.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°223 en avril 2022)