Automne 2002, Paris. J'envoie à Nìna S., chapitre par chapitre, la traduction de son roman. J'ai appliqué pour ce livre mon système de translittération habituel, qui fait apparaître l'accent tonique des mots grecs : Marìa au lieu de Marià. L'auteure, qui parle un peu notre langue, scrute le texte à la loupe, aidée de son mari pratiquement bilingue, et m'envoie au jour le jour ses copieuses remarques. Je recevrai ainsi près d'une trentaine d'e-mails. Ce qui suit n'est qu'un court extrait, traduit du grec, de cette imposante correspondance.
3.11.02
(...) Je crois, comme je te l'ai déjà écrit, que les accents doivent absolument disparaître des noms de personnages et de lieux. C'est très laid et cela alourdit le texte. Peu importe si nous sacrifions l'exactitude de la prononciation. Avec ces accents le texte paraît affecté, ce qu'il faut éviter à tout prix. J'espère que tu es d'accord. (...)
«Εν οιδα οτι ουδεν οιδα» de Socrate se traduit par : «Je sais une chose que je ne sais rien». J'ai vérifié dans le manuel de philo de ma fille.
Nìna
4.11.02
(...) Pour la phrase de Socrate, il n'existe pas en français de traduction consacrée, mais de nombreuses versions, et de toute façon la formule est si connue qu'à chaque fois on la reconnaît sans problème. J'ai choisi une traduction brève, pour des raisons évidentes («Je sais une chose : je ne sais rien») au lieu de la version plus connue : «Je ne sais qu'une seule chose, c'est que je ne sais rien», claire, mais lourde et laide, qui plomberait les dialogues où la citation apparaît plusieurs fois. Quant aux accents, j'applique ce système depuis quinze ans et personne ne s'est encore plaint ! Je traduis pour l'oreille, pour moi l'écrit est en même temps oral, c'est de la musique. Je veux faire entendre les mots grecs. Je ne veux pas que les Français prononcent, par exemple, Marià au lieu de Marìa. C'est tellement laid ! Ça m'écorche les oreilles. Si les éditeurs m'imposaient le système traditionnel sans accents, je leur rendrais leur fric et changerais de métier.
Michel
6.11.02
(...) Quant à Socrate, après de longues discussions avec mon mari, j'ai finalement parlé avec le prof de ma fille au lycée, qui est agrégé de philo. La version la plus reconnue est : «Je ne sais qu'une chose que je ne sais rien». Elle convient mieux aussi pour la traduction. Je vais la changer sur le texte, mais vérifie toi aussi que rien ne m'a échappé...
Nous en arrivons à notre grand... casse-tête, la question des accents. Je respecte ton point de vue mais je ne suis pas d'accord et je ne voudrais pas que tu l'appliques dans mon livre où il y a tant de noms. Si tu traduisais Cheimonas ou un poème, je comprendrais. Mais Droit dans le mur est un livre qui doit aller vite, se lire sans effort de telle sorte que le lecteur soit emporté par l'aventure de l'écriture sans être accroché par des petits signes typographiques. Tu dis que cela t'écorche les oreilles d'entendre les Français dire Marià. Moi aussi. Mais nous sommes ici à l'écrit, et non à l'oral. D'ailleurs, même si tu écris Marìa, ils diront Marià tout de même. J'ai des amis depuis vingt ans à Paris qui sont venus souvent chez moi en Grèce et qui m'appellent encore Ninà... Alors à quoi bon alourdir un texte avec des accents, gâcher une traduction vraiment remarquable par quelque chose qui même à mes oreilles paraît bizarre ? Tu dynamites ton travail ! Pour conserver l'exactitude de la prononciation, tu affaiblis le texte : c'est tout ce que tu arrives à faire. Penses-y, s'il te plaît.
Et surtout, si tu ouvres Dublinois de Joyce, Le métier de vivre de Pavese, Les frères Karamazov de Dostoïevski, et je ne parle que des livres en français que j'ai à l'instant sous les yeux, il n'y a d'accents nulle part ! Il s'agit de chefs-d'œuvre traduits par des traducteurs exceptionnels. Tu crois que le traducteur de Pavese ne savait pas que les Français liraient Elenà et Elvirà ? Que le traducteur de Dostoïevski ne savait pas que Aliòcha deviendrait Aliochà ? Et pourtant ils n'ont pas mis d'accents, précisément pour ne pas alourdir le texte, car le centre de gravité d'un livre, c'est l'histoire et non la prononciation des noms. Enfin voilà, j'ai passé toute ma journée à feuilleter des livres traduits en français.
Nìna
(Mon auteure a raison sur un point : quoi que je fasse, neuf de mes lecteurs sur dix prononceront Marià ; la plupart d'entre eux ne verront même pas l'accent. Mais il y a le dixième, le précieux dixième, l'attentif, le voluptueux, et c'est pour lui que je traduis, que j'écris. C'est lui qui me donne le courage de me battre. Je crois même fermement que si je me bats jusqu'au bout, dans vingt ans, trente ans ou quarante, les lecteurs dotés d'oreilles ne seront plus un sur dix, mais 1,5 ou même deux.)
8.11.02
Je te remercie infiniment, très chère Nìna-Ninà, pour la peine que tu t'es donnée. Je lis tes précieuses remarques et suggestions avec une attention extrême. Ensuite, c'est moi qui choisis. Un étranger, quelle que soit l'aisance de son français, ne peut juger que jusqu'à un certain point. Ton «Je ne sais qu'une chose que je ne sais rien», par exemple, est carrément fautif.
Laissons donc les moutons aux bergers, comme dit le vieux paysan dans ton livre. Je ne vais pas te donner des leçons d'écriture, et personne ne viendra me dicter ce qui «convient le mieux pour la traduction», ni toi, ni (grands dieux !) les profs de philo.
Mon système d'accents toniques a été accepté sans la moindre discussion par tous mes éditeurs (Gallimard, Seuil, Nadeau, Albin-Michel, Calmann-Lévy... onze en tout) ; aucun journaliste n'a protesté, aucun lecteur ; seul un confrère, un de la vieille école, a râlé ; tous mes auteurs grecs m'ont laissé faire. Voici tous ceux qui ont pu voir la traduction, étant vivants alors : Taktsis, Ioànnou, Cheimonas, Koumandarèas, Mìssios, Dimitriàdis, Karystiàni, Zatèli... Mon système serait bon pour eux, et pas pour toi ? Es-tu si différente ?
Désolé, j'aimerais bien te faire plaisir, mais l'important c'est le livre — et la défense du rôle du traducteur.
Sur la couverture, si tu veux, je peux mettre ton nom sans accents. Ça, d'accord.
Michel
(C'est chose faite. Ouf... Rude métier.)
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°22 en juin 2005)