OH DIS, C'EST TOUT NOUVEAU TOUT BEAU


Il y a quinze ans, dans son numéro 31, la valeureuse revue TransLittérature («Les traducteurs parlent aux traducteurs») consacrait sa rubrique Côte-à-côte à l'Odyssée. Un même extrait était montré dans six versions différentes, et la présentation de Catherine Avermouck (l'un de mes masques) recensait, étalées sur quatre siècles, vingt-trois versions françaises de l'œuvre.

En fait il y en avait vingt-quatre. Je l'apprends dans la préface de la vingt-cinquième, laquelle vient de paraître chez P.O.L. Sacrée préface et sacrée traduction, toutes deux signées par le grand helléniste Emmanuel Lascoux. Un nouveau Côte-à-côte s'impose dans TransLittérature et j'y songe, mais notre bien-aimée revue a un léger inconvénient : on s'y interdit de critiquer les confrères encore en vie, à juste titre. D'où le besoin parfois d'aller se défouler ailleurs — sur un site perso par exemple.

Parlons-en d'abord, de cette préface, puisqu'on l'a mise là, en tête du livre, pour que Lascoux soit lu avant Homère. Elle est savantissime, brillantissime, au point que je n'y comprends pas grand-chose, et longuissime aussi. Moi qui place mes introductions en postface, humblement, et qui m'efforce d'être bref, simple et clair, ce type qui fait le malin sur quarante pages m'agace passablement. En général, les introductions en fanfare sont suivies par des couacs, mais n'anticipons pas.

L'Odyssée fut composée en vers parfaitement réguliers, et j'ai pour religion de toujours traduire les vers en vers. Ce qui est tout à fait possible s'agissant du grec moderne, et quasiment impossible à partir du grec ancien. La langue est trop dense. Il faudrait, pour rendre l'original vers par vers ou à peu près, des vers monstres allant jusqu'à dix-huit syllabes. Frédéric Mugler (1991), le dernier audacieux avant Lascoux, fait le choix du vers de quatorze syllabes, et se plante : le mètre choisi est peu maniable, ça n'avance pas, c'est mou et plat. Les deux versions les plus convaincantes selon moi et beaucoup d'autres, celles de Victor Bérard (1924) et Philippe Jaccottet (1955), trouvent des solutions astucieuses au problème. La prose de Bérard est vigoureusement rythmée, car composée d'hexamètres enchaînés ; le vers libre de Jaccottet ne s'autorise que des rythmes pairs, ce qui préserve un certain balancement ; tous deux traduisent presque en vers.

Écoutons Lascoux au tout début de l'œuvre :


Muse, dis-moi l'homme aux détours, l'homme aux ruses qui connut

tant d'errance, à peine achevé le saccage de Troie, la cité sainte :

tous les gens dont il vit les villes, et dont il sonda les pensées !

Tous les coups, tous les revers, qu'il essuya sur la mer et dans le cœur ! Tout pour rester en vie et ramener ses compagnons.

Il voulait tellement sauver ses compagnons ! Mais il n'a vraiment rien pu faire,

Non, c'est leur propre faute, si leurs folies les ont perdus.


Des vers plus libres que ceux de Jaccottet, mais pas totalement anarchiques : une cellule-leitmotiv de huit syllabes qui maintient une scansion, un souffle plutôt ample. On peut voir là une oscillation entre prose et vers, on pourrait presque dire entre parole et chant. Et ma foi, cela tient la route — ou plutôt cela tiendrait si l'on restait dans le même registre. Seulement voilà, bientôt ça se gâte.

Un passage pris au hasard : Héphaïstos surprend sa femme Aphrodite en flagrant délice avec Arès (VIII, 310-20).


Victor Bérard :

Zeus le père et vous tous, éternels Bienheureux ! arrivez ! vous verrez de quoi rire ! un scandale ! C'est vrai : je suis boiteux ; mais la fille de Zeus, Aphrodite, ne vit que pour mon déshonneur ; elle aime cet Arès, pour la seule raison qu'il est beau, l'insolent ! qu'il a les jambes droites ! si je naquis infirme, à qui la faute ? à moi ?... ou à mes père et mère ?... Ah ! comme ils auraient dû ne pas me mettre au monde ! Mais venez ! vous verrez où nos gens font l'amour : c'est dans mon propre lit !

(...) La fille était jolie, mais trop dévergondée !


Philippe Jaccottet :

Zeus mon père, et vous tous, dieux toujours bienheureux,

venez voir un ouvrage déplorable et révoltant :

comme je suis boiteux, Aphrodite, fille de Zeus,

toujours me déshonore ! Elle aime le sinistre Arès,

car il est beau, il a les jambes droites, alors que moi

je suis infirme : le fautif, pourtant, est-ce moi,

ou mes parents ? Pourquoi m'ont-ils donc engendré ?

Considérez plutôt où ce couple vient se coucher !

Jusqu'en mon propre lit !

(...) car, si la fille est belle, elle manque de retenue !


Emmanuel Lascoux :

Zeus le père ! ohé ! les dieux, les bienheureux, les immortels !

Venez ici, venez voir, ha ha ha ! c'est trop drôle, ça vaut la peine !

Voyez-moi ça : moi, le boiteux, ta fille, Zeus, Aphrodite,

elle n'arrête pas de me déshonorer, elle s'est amourachée d'Arès le farouche,

il est beau, lui, il trotte, pas vrai ? Moi, c'est sûr,

je traîne la patte, c'est ça, hein ? Est-ce ma faute, à moi ?

Plutôt celle de mes parents, oui : ils n'avaient qu'à pas m'avoir !

Allez, venez les voir, ici, tous les deux, en pleine coucherie !

et dans mes draps, encore !

(...) Oui, elle est jolie, sa fifille, mais question fidélité, zéro !


Bérard selon moi tient le coup, il ne fait pas son âge. L'extrait ne rend pas justice à Jaccottet, un peu engoncé ici, alors que par ailleurs sa version est poétiquement la plus dense. Mais quant à Lascoux, tout est limpide. Il tient à montrer que tout ça c'est très ancien mais toujours vivant, qu'à l'époque ce n'était pas lu, mais raconté ! chanté ! joué ! d'où un recours à une langue orale, ce qui paraît légitime, mais d'une oralité débordante, intrusive, agressive : l'aède se change en bateleur, en camelot, qui s'exclame à tout bout de champ, qui vous prend à partie avec un enjouement et une insistance écrasants. Comme si l'Odyssée était décidément trop vieille, trop ennuyeuse, et qu'il faille la surjouer pour secouer le lecteur contemporain assoupi. Vingt-quatre chants sur ce rythme speedé, pitié, grands dieux !

D'un autre côté, on ne peut balayer un tel travail de façon aussi expéditive. Son outrance même, à fortes doses, est susceptible de produire des effets inattendus, des transes inédites. Et si l'on frôle parfois la parodie genre Offenbach ou Georges Fourest, on reste en deçà malgré tout. Quant à l'effort pour faire moderne à tout prix, il faut savoir pardonner : c'est humain, il y a tout un public pour ça.

(Sachant tout de même que quand on est moderne, vraiment moderne, c'est le plus souvent sans l'avoir cherché.)

Une seule chose est pour moi impardonnable dans ce relooking d'Homère, c'est qu'entre les mains de notre décapeur-en-chef, l'Odyssée, qui pendant des siècles fut racontée au passé, se retrouve soudain tout entière au présent ! Oui, comme le 1984 d'Orwell martyrisé par Josée Kamoun — autre casseuse d'assiettes, pas trop mécontente de son travail elle non plus.

Il y a là un équivalent littéraire d'un vieux film en noir et blanc colorisé, d'un quatuor à cordes joué par un ensemble de cuivres.

Le passé simple, l'imparfait et quelques autres sont-ils déjà ringards, appelés à s'estomper au profit d'un éternel et uniforme présent ? Il y a là, je le crains, plus qu'une mode : une tendance lourde. Voilà quelques années, une jeune romancière américaine était accueillie en France par sa traductrice, qui lui a dit en lui tendant le bouquin : Tu as écrit ton roman au prétérit, eh bien tu sais quoi ? Moi, pour le booster, j'ai tout mis au présent !

La victime a fondu en larmes. Et je pleure avec elle.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°219 en décembre 2021)