LÂCHER DU LEST


Dans Un art en crise : la traduction poétique, le grand Efim Etkind fulmine contre les traducteurs de poésie qui ne traduisent pas les vers en vers. Selon lui, le traducteur se doit de reproduire la régularité des rythmes et les rimes éventuelles, faute de quoi, privé de sa forme, le poème n'est plus qu'une chose informe et la traduction vire au sabotage.

Son livre, paru il y a quarante ans à L'âge d'homme, est épuisé. On le trouve sur Internet pour 50 et même 100 €. D'accord, il les vaut, mais que cet ouvrage de fond, que cette bible ne soit pas rééditée, cela en dit long sur le rapport à la poésie des traducteurs français et des Français en général.

Nous ne l'aimons pas. Nous ne la sentons pas. Nous lisons avec notre cervelle plus qu'avec nos oreilles. La musique des mots — l'essence même d'un texte, son pouvoir magique — nous laisse froids. Voilà pourquoi tant de nos traducteurs ne se donnent pas la peine de versifier quand il le faudrait, en habillant parfois leur paresse de justifications théoriques hypocrites. Il est vrai que traduire en vers, c'est du boulot ! Un remarquable traducteur, auteur d'une monumentale anthologie, à qui je demandais un jour pourquoi il n'avait pas traduit les vers classiques en vers classiques, m'a répondu : «Pas eu le temps...»

Pour ma part, je traduis les vers en vers, toujours. D'instinct. Je ne peux pas faire autrement, je serais trop malheureux, trop honteux. Mais je l'ai déjà écrit cent fois ; mon but ici est différent. Un peu moins intransigeant que maître Etkind sans doute, je voudrais voir dans quelles circonstances, et jusqu'à quel point, je peux trouver judicieux qu'on desserre l'étau de la règle d'or.


Voici un recueil de poésie traduite du russe, langue où le vers régulier a toujours été très présent — et cela dure encore. Les poèmes y sont rythmés et rimés.

Le traducteur annonce dans sa préface :

«Si la rime a été écartée (mais point chassée, lorsqu'elle se présente d'elle-même), c'est parce qu'elle se laisse trop voir...»

D'entrée c'est mal barré. Exit la rime, pour une raison qui m'échappe. Trop voyante ? Elle ne l'est pas en russe ? On ne la chasse pas, certes, mais c'est pire : quand on l'accueille de temps en temps, son absence ailleurs en devient plus gênante.



Je le verrai, ce jour où périra

L'univers, ma patrie.

Et, seuls, s'élèveront mes cris de joie,

Pour célébrer la mort de ce qui est.


La rime, en fait, il n'est pas contre, le traducteur. Il en ressent le besoin. Il en met quand il peut. Ici, l'assonance périra / joie n'est sans doute pas terrible, mais elle suffit à installer dans le quatrain une certaine tension poétique. Seulement voilà : après le v. 3, on attend une rime finale en [i], d'autant que les vers 1 et 3, de même longueur (dix syllabes), laissent espérer une fin régulière. Au lieu de cela, patatras.

Notre homme ignore cette règle simplissime : quitte à se planter, mieux vaut le faire au début, et sauver la fin. On aurait pu, ici, garder l'assonance pour les v. 2 et 4, et déplacer le faux-pas au vers 3.


Je le verrai, ce jour où ma patrie,

L'univers, périra.

Et, seuls, pour célébrer la mort de ce qui est,

S'élèveront mes cris de joie.


Dans le poème russe, les vers sont de longueur égale. La v.f. du confrère ne s'y astreint pas, mais elle veille tout de même à n'employer que des rythmes pairs (10, 6, 10, 10). Ma solution, elle, est rythmiquement moins régulière, puisqu'aucun vers n'a la même longueur (10, 6, 12, 8), mais il est permis de la trouver globalement aussi balancée que l'autre, grâce à l'alternance vers longs / vers courts. D'accord, elle n'existe pas dans l'original, je l'ai dit, mais Etkind dût-il froncer les sourcils, ce genre de trahison me semble plus fidèle finalement que prévu.



Le ciel flamboie. La nuit est sourde, noire.

Autour de moi, la masse des forêts se dresse,

Et cependant me parvient la rumeur distincte

D'une cité lointaine et inconnue.


L'original est sûrement rimé, la traduction pas du tout, mais ici cela ne me paraît pas trop grave : le rythme à peu près régulier soutient la strophe (10, 12, 12, 10, rien que du pair là encore, avec la même cellule rythmique de quatre syllabes au début des quatre vers), et dans les deux premiers la poésie est là, grâce au jeu envoûtant des [a]. Plus dure sera la chute : le ratage du v.3 n'en ressort que davantage. Il faudrait virer «cependant», si plat, si moche, et tant qu'à garder «distincte», aux sonorités désastreuses, ne pas l'exhiber en fin de vers. Quelque chose comme :


Et me parvient pourtant la distincte rumeur...



On dirait qu'un ami ancien

D'un tendre archet touche ton cœur,

On dirait qu'un essaim léger

Des songes tout à coup surgit.


Là non plus, pas de rimes. On pourrait en bricoler une en [i] (très vieil ami / surgit) ou en [in] (ancien / léger essaim), mais non, c'est sans doute mieux ainsi. La sonorité qui surgit à la fin du v.4, avec son effet de surprise, est plutôt bien accordée au sujet. Et ce dernier vers, avec le sifflement discret des deux s, pourrait même être d'une légèreté délicieuse avec deux e muets, ce bizarre «des songes» laissant la place à un essaim de songes.

Quatre vers, quatre octosyllabes : faute de rimes, la base, l'essentiel, c'est le rythme. C'est lui, toujours, qu'il faut conserver tant qu'on peut.


P.S. qui n'a rien à voir. Le traducteur dédie son travail à sa maman. Que le nom du traducteur soit présent sur la couverture, c'est la moindre des choses, mais qu'il squatte la page de dédicace, quel culot ! D'où peut-être, devant les faiblesses de son travail, un agacement sans doute excessif...



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°218 en novembre 2021)