DU BON ET DU MOINS BON


«La maison était parachevée et le calme était total.»

«Hauteurs incommensurables».

«...il te semblait que les insectes étaient vivants» (pour il semblait).

«Quand il jouait, le garçonnet s'oubliait lui-même.»

Voix «pleine de sollicitation».

«La maison résonnait de ses mots, parce que autrement, il y avait tellement de silence.»

«La grosse radio avec des touches en ivoire».

«Mais en cette nuit de printemps, cela a été très différent. Quand il essaya d'ouvrir la porte, le cœur battant comme celui d'un poussin dans la paume de la main, comme il lui battait toujours quand il arrivait...»

«Les escaliers».

«Mais tout était très profond, comme ayant sombré dans un abîme».

«Un verre étrange, qu'on n'aurait pas dit entièrement transparent.»


Mots inappropriés, répétitions injustifiées, calques poussifs, lourdeurs, charabias... Toute la lyre. Le plus étonnant : cet avorton est l'enfant d'un professionnel chevronné, arborant une vingtaine d'ouvrages à son actif. La sage-femme : un petit éditeur qu'on suppose trop fauché pour s'offrir un relecteur, ou trop pressé pour faire lui-même le boulot.

Lu dans la presse un éloge appuyé de ce gâchis !


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Il existe aussi, grâce au ciel, de belles traductions, et la Providence vient de m'en offrir une, me caressant juste après m'avoir souffleté.

Les premiers mots d'un grand roman dans sa version française, publiée il y a cinquante ans :


Le 13 décembre 1942, en ce dimanche fatal, le sergent Mikhàlis Sarìdis et moi nous filions, à des centaines de miles derrière la 8e armée, rejoindre la Première brigade grecque : nous devions nous y incorporer avant qu'elle ne commençât à remonter la côte occidentale de la Grande syrte.


C'est clair, équilibré, cela se lit tout seul. Bravo.

On jette un œil à la v.o.


À des centaines de miles derrière la 8e armée, le sergent Mihaïl Sarìdis et moi filions, en ce dimanche fatal du 13 décembre 1942, rejoindre la Première brigade grecque et nous y incorporer avant qu'elle ne commence à remonter la côte occidentale de la Grande syrte.


La bonne impression d'ensemble se confirme. La traduction a tout conservé. On peut ne pas aimer ce «commençât» un peu gourmé sans doute, mais passons. Les modifications sont minimes et cohérentes : les deux points allègent la phrase, et la mention de la date au début situe la scène avant toute chose, logiquement. C'est l'incipit traditionnel. Les traductrices font du bon boulot en appliquant des recettes éprouvées, sensées, efficaces.

Intéressantes, ces deux retouches. On peut les apprécier, ou ne pas les remarquer, mais le texte s'en trouve tout de même infléchi. Et pour tout dire, un peu affadi. Que l'attaque du roman devienne une indication temporelle neutre, on peut le regretter : l'original avait une autre allure, avec ces centaines de miles qui nous plongent d'entrée brutalement dans l'immensité, sans passer par le protocole d'usage. Et l'on peut préférer à la phrase française mieux balisée, dynamisée par les deux points, la longueur un peu pesante de la v.o., qui exprime opportunément une certaine impression d'étouffement.

Faut-il voir dans ces menues variations une différence de mentalité entre deux peuples, l'un plus affectif, l'autre plus cartésien ? Sans doute, en partie, et à cette opposition s'en superpose une autre peut-être, entre l'écrivain plus audacieux et le traducteur toujours vaguement intimidé, prompt à s'imposer une certaine retenue. Courage, les gars, courage les filles.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°215 en août 2021)