L'E MUET NOUS PARLE


J'adore prononcer l'e muet. Cet infime détail transfigure un texte, le rend plus solennel grâce au ralentissement qu'il provoque, mais aussi plus souple, léger, rebondissant, de par son peu de matière et le contraste entre ses syllabes quasi-vides et les autres plus pleines, plus sonores. «Et les nymphes de moi, comme étranges, s'enfuient», soupire du Bellay, trois e muets et le vers s'envole. Jacques Réda a écrit sur «l'e muet, cette merveille» des pages délicieuses. Et qu'on n'aille pas dire que l'e muet n'existe qu'en poésie classique. Il peut aussi s'inviter dans la prose. Je m'en suis aperçu ces jours-ci en lisant à haute voix, pour un enregistrement, un texte d'Embirìkos : si je ne peux pas rendre en français par des moyens lexicaux cette langue savante, où chaque mot a une forme spéciale, je peux donner une vague idée de son étrangeté somptueuse par divers moyens indirects, en la saupoudrant par exemple d'un chatoiement d'e muets.

J'adore élider l'e muet, comme on fait dans le langage courant et dans les chansons. Sa disparition imprime au discours un ton familier, lui donne vitesse et vigueur. Léo ferré : «Mets deux thun' dans l'bastringue...»

J'adore le garder, j'adore le supprimer. Et cela me pose parfois problème en traduisant. Au tout début, il y a bientôt quarante ans, j'ai traduit les anciens chants populaires grecs, en vers pour que ça chante, et en prononçant les e muets. Spontanément, sans réfléchir. Il s'agissait inconsciemment de donner à ces humbles textes anonymes, que je vénère, leurs titres de noblesse, le statut de poèmes à part entière. C'est récemment que je me suis enfin posé la question : ne valait-il pas mieux élider les e muets pour conserver la familiarité un peu rude et la vivacité de ces petits bijoux ? Les deux options se défendent, on gagne et on perd un peu dans les deux cas, et quelle que soit l'option, désormais, le résultat me laissera vaguement insatisfait.

S'agissant de chansons plus récentes, la question ne se pose plus. Dans les rebètika naguère, dans des chansons contemporaines en ce moment, j'élide, au plus près du langage parlé, pour préserver un certain naturel — ou je n'élide pas, ici ou là, l'élision n'étant pas systématique dans le discours quotidien. Cette faculté d'effacer ou non une syllabe, c'est bien commode évidemment quand on versifie, mais le but est tout de même d'utiliser cette variable de façon contrôlée, expressive. J'aime bien multiplier les élisions à certains moments pour produire de l'énergie, et détendre un peu l'atmosphère à d'autres.

Dans le recueil de chansons que je prépare, je ne m'impose pas seulement de traduire en vers : mes vers doivent avoir la même longueur qu'en grec, pour être éventuellement chantés sur la musique. «Elles s'en vont nos plus belles années», avec ses deux e à géométrie variable, peut compter pour huit ou dix syllabes ; ici, je dois le faire tenir en neuf, et donc élider l'un d'eux seulement. Lequel ? Mon choix : «Ell's s'en vont nos plus belles années», car il y a du mouvement au début du vers et une douce durée dans la rêverie finale.

Problème : comment signaler typographiquement ce choix à qui doit lire à haute voix, mais aussi au bon lecteur muet, celui qui veut entendre la musique du texte ? Le procédé traditionnel, l'apostrophe, que je viens d'utiliser, me gêne par sa brutalité : il tranche les mots, les défigure. D'où l'idée d'expérimenter un procédé nouveau : la lettre à élider apparaît dans un corps légèrement réduit : «Elles s'en vont nos plus belles années». C'est moins visible, mais moins violent.

Appliquer ce système à la chanson, d'accord, mais au vers libre ? Non. Trop voyant. On n'a pas d'autre choix que de faire confiance au lecteur. Sa tâche n'est pas simple. Le vers libre, ce n'est pas n'importe quoi. Une syllabe de plus ou de moins peut sinon détruire l'effet, du moins l'atténuer, le flouter.

Soit un poème de Karyotàkis, que j'ai traduit ainsi :


Comme une brassée de roses

j'ai vu cette soirée.

Un parfum dans les rues,

son or si délicat.

Et dans le cœur

une bonté imprévue.

Le manteau dans les mains,

sur le visage renversé la lune.

Électrisée par les baisers,

telle semblait l'atmosphère.

La pensée, les poèmes,

poids superflu.


J'ai des sortes d'ailes brisées.

Je ne sais même pas pourquoi nous est venu

un tel été.

Pour quelle joie inespérée,

pour quelles amours,

pour quel voyage rêvé.


Pour souligner la paix, l'euphorie planante qui parcourt le poème, j'ai besoin de rythmes posés, harmonieux, donc pairs. Voilà pourquoi je dis : «Comme une brassée de roses», «une bonté imprévue», «sur le visagE renversé la lune», «Je ne sais même pas pourquoi nous est venu», et à la fin «Pour quellE joie inespérée, / pour quelles amours, / pour quel voyage rêvé». Par contre, pour faire sentir la rupture dans «J'ai des sortes d'ailes brisées», je ressens le besoin d'un vers impair, donc discordant, d'où l'élision dans «ailes». À deux autres endroits aussi je choisis l'impair, de façon moins impérative sans doute : «j'ai vu cette soirée», pour marquer la surprise, et mieux faire sentir par contraste l'équilibre de ce qui suit ; et «tellE semblait l'atmosphère» pour briser un peu le ronronnement régulier des vers pairs — point trop n'en faut ! — et aussi, en allongeant ce vers-là, s'attarder un peu, savourer son bonheur.

Combien de lecteurs et d'auditeurs seront-ils conscients de ce travail sur le rythme ? dira-t-on. Bien peu assurément, mais ne pas comprendre ce qui se passe ne veut pas dire qu'on n'éprouve rien. C'est du moins le pari que doit faire le traducteur — en se disant qu'après tout, même s'il était le seul à éprouver du plaisir, cela vaudrait encore la peine.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°214 en juillet 2021)