Lire, entendre et parler le grec d'aujourd'hui est pour moi un plaisir qui dure, tandis que le grec ancien me laisse froid. Ce qui fait barrage entre lui et moi, c'est surtout, je suppose, cette calamiteuse prononciation dite érasmienne, dont on sent tout de suite la fausseté. Je ne peux pas aimer une langue et avoir envie de l'apprendre si je ne l'entends pas telle qu'elle est (ou fut) parlée. Vidé de la chair sonore de ses mots, le grec ancien pratiqué au lycée n'était à mes yeux qu'un froid squelette, et la version grecque un exercice apparenté aux problèmes de maths. Le latin m'a amplement suffi.
Les tragédies antiques me sont donc accessibles à travers des traductions en grec moderne, qui parfois ne manquent pas d'allure et de souffle, ou en français, et là j'avoue que j'ai du mal à trouver mon bonheur.
Le Philoctète de Sophocle, traduit par Paul Mazon, démarre ainsi :
Voici donc, sur ce sol de Lemnos qu'enveloppent les flots, voici le cap désert, vierge de pas humains, où j'ai jadis, enfant du plus vaillant des Grecs, Néoptolème, fils d'Achille, déposé l'homme du pays maliaque, le fils de Péas. J'en avais reçu l'ordre de nos chefs. Son pied suppurait sous un mal rongeur ; nous ne pouvions plus procéder en paix à une libation ni à un sacrifice : il emplissait l'armée entière sans trêve de clameurs sinistres, criant, gémissant... Mais à quoi bon rappeler cette histoire ? L'heure n'est pas aux longs discours. Il ne faut pas qu'il sache que je suis ici.
Cette traduction est celle de la collection Budé, publiée en 1962 mais rédigée auparavant, puisque Mazon est parti aux Enfers en 1955. On a là un échantillon classique du style Budé : c'est moins une traduction qu'une version grecque, faite non pas pour le tout venant des lecteurs, et encore moins pour le théâtre, mais pour des étudiants qui grâce à leurs connaissances en mythologie et en grec ancien, ou simplement à la lecture de l'introduction, ont déjà une idée de ce qui se passe. Faute de quoi l'infortuné se demanderait qui est ce fils de Péas ; pire encore, de la façon dont la phrase se déroule, il croirait que «l'enfant du plus vaillant des Grecs», c'est le locuteur, et qu'il s'appelle Néoptolème — alors que le vaillant Néoptolème, c'est l'autre, à qui s'adresse Ulysse.
Pour le reste, pas grand-chose à dire. Le traducteur est certes plus soucieux de correction que de lyrisme, sa prose paraît un peu plate, mais sans affèterie excessive. (Plus loin, il est vrai, cela va se gâter un peu par moments : «Je me suis vu rejeter ignominieusement», «Et qu'as-tu donc fait là que tu ne dusses faire ?», «Allez ! tout à loisir, satisfaites vos becs de mes chairs décomposées», etc. ). C'est un travail propre, honorable et vaguement poussiéreux. On n'est pas saisi d'une horreur sacrée comme les Athéniens antiques, mais calmement studieux comme dans une salle de cours. Du théâtre à l'amphithéâtre...
Je mets la main, non sans mal, sur un autre Philoctète :
Ce rivage que les eaux cernent, cette terre
de Lemnos infoulée des hommes, désertique,
ô rejeton du plus vaillant d'entre les Grecs,
fils d'Achille, Néoptolème, — c'est l'endroit
où jadis, sur l'ordre des chefs, j'ai exposé
Philoctète, fils de Péas,
à qui le pus gouttait d'une jambe pourrie.
Avec lui, plus moyen de procéder en paix
aux libations, ni d'accomplir les sacrifices,
en raison des gémissements, des cris sauvages
qu'il faisait retentir sans cesse par le camp.
Mais il suffit : l'heure n'est plus aux longs discours.
Ma présence, il faut qu'il l'ignore...
Ce Philoctète-là, publié au Bruit du temps en 1999, est l'œuvre d'un grand traducteur de l'anglais, Pierre Leyris, et d'un homme de théâtre grec, Yannis Kokkos. Cette version-là est sûrement faite pour la scène. À preuve, tout de suite, un souci de clarté : le «ô» du v. 3 dissipe l'équivoque en montrant que ce qui suit est au vocatif, et le nom de Philoctète est rajouté. La langue est plus vive : glissons charitablement sur «infoulée», Leyris avait des accès ponctuels de préciosité, et goûtons plutôt, par exemple, cette «jambe pourrie» plus frappante que le pied qui suppure mazonien.
Le niveau de langue d'une version à l'autre, à vrai dire, n'est pas fondamentalement différent. Ce qui me fait dresser l'oreille, m'embarque dans le texte, me donne envie d'entendre la suite, c'est autre chose. C'est tout bêtement que cette traduction est en vers. En alexandrins, aux rythmes plaisamment variés, avec l'incursion d'un octosyllabe dicté sans doute par la nécessité, mais qui met bien en valeur le nom du héros.
L'original était en vers aussi, bien sûr. Grâce au vers, aussitôt, le climat change. Le texte devient un rituel, il se nimbe de solennité, l'envoûtement peu à peu s'installe. Le vers, c'est de la magie.
À noter que Mazon n'est pas fermé au travail sur le rythme : sa version démarre en fanfare par une phrase puissamment scandée :
Voici donc / sur ce sol / de Lemnos / qu'envelop- / pent les flots,
Une cellule de trois syllabes répétée cinq fois, comme un alexandrin qui ne veut pas s'arrêter et fait un pas de trop, puis
voici le cap désert, vierge de pas humains,
où j'ai jadis, enfant du plus vaillant des Grecs,
deux alexandrins bien nets,
Néoptolème, fils d'Achille,
octosyllabe,
déposé l'homme du pays maliaque,
décasyllabe, on reste dans les rythmes pairs bien carrés,
le fils de Péas.
Aïe, cinq syllabes, la phrase s'achève en queue de poisson et ensuite ça se gâte encore, le rythme s'effiloche, la pulsation s'efface, comme si le traducteur, essoufflé par l'effort initial, rentrait ses ailes pour continuer en boitillant.
Mais que se passe-t-il ? Je ne confronte pas ces deux versions à l'original, mot par mot ? Non, je constate simplement qu'elles sont proches sémantiquement l'une de l'autre, et donc, très probablement, du texte grec. L'important pour moi, dans le cas présent, c'est moins le détail que l'effet d'ensemble. Je n'ajoute pas non plus une troisième version, celle de la Pléiade, due au poète Jean Grosjean, je n'ai pas pu mettre la main dessus à temps et je le regrette, j'ai hâte de la découvrir, mais la version Leyris-Kokkos suffit pour illustrer mon propos qui est de souligner le pouvoir transfigurateur du vers.
Ce faisant, je donne sans doute l'impression d'enfoncer une porte ouverte. Si j'insiste jusqu'au rabâchage, c'est que j'habite une langue dont les locuteurs sont en grand nombre sourds au pouvoir enchanteur du vers, plus soucieux d'idées que de musique, trop dans le cerveau, pas assez dans l'oreille et la peau. J'habite un pays où l'on dit souvent que «l'alexandrin, c'est monotone», parce qu'on n'est pas sensible à ses chatoyantes variations internes ; un pays où l'on applaudit le metteur en scène Patrice Chéreau qui torture les vers de Racine en faisant bouffer les e muets à ses comédiens ; un pays où le Livre de Poche impose à ses lecteurs le travail prosaïque et gris de Mazon, promu version officielle, et la poésie peut aller se rhabiller.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°213 en juin 2021)