Quand je traduis des vers, la règle n°1 est toujours la même : autant que le contenu, traduire la forme. Les vers, qu'ils soient réguliers ou libres, doivent rester réguliers ou libres en français. Mais à l'intérieur de ce cadre, j'ai le choix entre deux approches : soit je m'astreins à calquer le nombre de syllabes du grec, soit je tâche de reproduire dans ma langue l'effet que les vers produisent dans l'autre langue — ce qui implique souvent de choisir des rythmes différents.
La seconde solution s'impose puisque d'une langue à l'autre, les mètres n'ont pas la même valeur : quinze syllabes en grec, c'est le vers traditionnel par excellence, familier, bien balancé ; en français c'est un monstre informe. On trouve rarement un équivalent exact.
Du côté des chansons, tout se complique. Je traduis toujours pour la voix, mais tout dépend de ce qu'on projette : s'agit-il de lire les paroles à part, ou associées à la musique ? En m'attaquant aux anciens chants populaires, puis aux rebètika de la première moitié du siècle dernier, j'avais pour objectif une lecture sans musique sous les mots. J'ai eu notamment le bonheur de déclamer mes rebètika français lors de plusieurs concerts-lectures. Il fallait donc que ça sonne, que ça swingue. Par conséquent j'ai travaillé de façon globale, sans reproduire scrupuleusement les rythmes originaux — sauf dans certaines chansons que j'avais tellement dans l'oreille qu'elles me dictaient le rythme syllabe par syllabe, ce qui me permettait de me chantonner ma traduction pour le plaisir.
Or voici un nouveau chantier, un nouveau défi : des chansons plus contemporaines, dues aux grands paroliers grecs de notre époque, Gàtsos, Eleftherìou, Savvòpoulos, Ganas et quelques autres. Le cahier des charges, cette fois, c'est que le français puisse être chanté sur la musique grecque ! Rêve un peu utopique : je vois mal un chanteur français se pencher un jour sur mes travaux confidentiels. La tâche est évidemment plus ardue encore, elle impose des libertés accrues vis-à-vis de l'original, mais je bénis ces difficultés qui amènent à de nouvelles découvertes, comme quoi l'apprentissage est sans fin.
Je retrouve dans ce travail inédit des sensations bien connues, certes. Traduire les chansons est un examen de passage cruel : on voit la moindre faiblesse. Il faut que les rythmes dansent et que les sonorités sonnent. Les rimes doivent avoir un certain éclat. Tout cela, je le savais, mais en abordant Savvòpoulos je me heurte à des problèmes insoupçonnés.
Dion?sis Savvòpoulos, apparu à vingt ans dans les années soixante, a aussitôt séduit ses compatriotes par sa verve anarchiste, entre Brassens et Dylan, d'un mordant nimbé de tendresse et de mélancolie. C'est le seul des quatre paroliers mentionnés ci-dessus qui soit aussi compositeur et chanteur, et voilà pourquoi sans doute ses chansons à lui semblent faites d'une autre pâte : il n'y a pas là de la musique habillant les paroles d'un poème bien cadencé, on dirait que tout est venu en même temps, la musique se pliant aux mots ou les mots se débrouillant pour s'accrocher à la musique, tour à tour. Parolier et compositeur se sentent égaux et libres vis-à-vis l'un de l'autre.
Les rythmes, mine de rien, sont d'une variété extrême : les mètres changent à l'intérieur d'une strophe, il y a souvent deux types de strophes, couplet-refrain, et d'un couplet ou d'un refrain à l'autre il n'y a pas toujours le même nombre de syllabes. Et là, malgré mes connaissances musicales et mon expérience de la traduction poétique, je touche mes limites. En écoutant paroles et musique, au lieu de sentir aussitôt les rythmes, je dois compter et recompter sur mes doigts laborieusement. Étudiant les variations des schémas syllabiques entre les strophes, je suis obligé de dessiner des croquis avec noires et croches, ou brèves (v) et longues (—).
Une bell' saison qui vient un p'tit nuage au loin une pluie d'or
— — — v v — / — — — v v — / — — — —
(Le rap fera de même plus tard, avec sa façon de placer deux syllabes au lieu d'une sur la même note, ce qui lui donne cette cadence si particulière, ce côté mitraillette.)
Je suis sûrement trop rigide : une musique peut s'adapter au texte, accueillir une syllabe de plus par exemple en redoublant discrètement une note, on le voit dans les partitions d'opéra, mais j'ai un mal fou à me retrouver dans cette jungle rythmique pour déterminer ma marge de manœuvre.
Savvòpoulos le montre plus encore que les autres : compter ne suffit plus. Et ce pour une autre raison aussi. Comme dans toutes les langues à accent tonique, mais surtout en présence de la musique, laquelle s'appuie sur les accents, le nombre de syllabes compte moins que la place desdits accents.
À vrai dire, j'avais déjà éprouvé la force de ceux-ci ailleurs, dans certains rebètika, «Couchants sur le rivage» de Tsitsànis par exemple :
car ils ont fait de son cœur en douceur un esclave pour la vie
v v v — / v v — / v v — / v v — / v v —
Si mon vers français a le bon nombre de syllabes mais qu'un e muet tombe sur une note accentuée, mon vers est foutu ; même chose, inversement, si je place une finale de mot, forcément accentuée, sur une note atone. La syllabe non accentuée du vers grec, qui compte pour une syllabe, a pour équivalent français un e muet, lequel n'est pas compté. La majeure partie du travail, ici, se déplace au milieu du vers ; je passe une bonne partie de mon temps à placer des e muets et à trouver des rimes féminines.
Parlons-en, des rimes. Les contraintes sont déjà si fortes qu'en trouver de belles s'avère parfois au-dessus de mes forces. Je dois souvent me rabattre sur de pauvres assonances. Oui mais celles-ci, je m'en aperçois, ne déparent pas tellement : des rimes trop riches donneraient au texte un air léché, classique, cadrant mal avec son petit air libertaire.
L'essentiel dans l'assonance, c'est la couleur qu'apporte la voyelle. Or il y a là, de ce point de vue, une différence gênante entre les deux langues. D'un côté le grec avec six sons vocaliques seulement, d'où des couleurs tranchées, des contrastes vifs, noir et blanc ; de l'autre, le français et ses quatorze sonorités, ses délicates nuances. Je me dis parfois que je pourrais par moments appauvrir ma palette afin d'imiter le grec. Je le fais peut-être inconsciemment, et quant à mes rimes je préfère délibérément les [a] sombres, les [i] clairs et les [ou] flamboyants. Dans «Pauvre baraque», par exemple, je multiplie les finales en [a] pour retrouver le côté obsédant du grec et suggérer ici l'accablement. Quitte à en rajouter sur le grec. Tableau des rimes dans les deux langues :
Le grec | Le français | |
-zis | regarde | |
-ga | baraque | |
-na | froide | |
-ma | cadavre | |
-mia | marchent | |
-ìa | gagnent | |
-ìa | s'entassent | |
-ìa | Allemagne | |
-àdes | dames | |
-à des | sérénades | |
-thi | pleure | |
-ri | fleur | |
-zi | soupire | |
-ti | cartes | |
-zi | lire | |
-mi | s'attarde | |
-di | récit | |
-àgas | baraque | |
-àgas | ramasse | |
-thi | suit |
Le traducteur doit aussi, cependant, affronter le problème inverse : l'absence de rimes. Car si la plupart du temps Savvòpoulos conserve une forme globalement traditionnelle, par moments on est au bord du vers libre. Que faire en pareil cas ? Il m'arrive de rajouter de la rime, pour une assez bonne raison (les oreilles françaises ont plus besoin de la rime que les grecques) et une mauvaise (je crains qu'on ne m'accuse de fainéantise ou d'impuissance).
Je suis parfaitement conscient que le présent choix de traduction a un grave inconvénient : le lecteur qui n'entendra pas la musique d'abord aura bien du mal à saisir le rythme de nombreux vers, d'autant que rien n'indique s'il faut élider les e muets ou non. Exemple :
Si je pouvais te lancer des yaourts pendant que tu pérores...
Pour que cela tienne debout, il faut qu'on élide les deux premiers, mais pas le troisième. Je pourrais évidemment marquer les élisons par des apostrophes :
Si j' pouvais t' lancer des yaourts pendant que tu pérores...
Mais je suis allergique à ce mode d'écriture pourtant commode : il a quelque chose de gouailleur, de brutal, de vulgaire. Que le lecteur à l'oreille musicale, privé d'une partie de son plaisir, me pardonne : j'ai sacrifié le sien au mien. J'en viendrais presque, pour une fois, ô paradoxe, à souhaiter des lecteurs sourds aux charmes du rythme.
Cela dit, au bout du compte, je ne regrette pas mes efforts et mes tâtonnements : traduire les chansons est un exercice acrobatique, donc stimulant et jouissif.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°212 en mai 2021)