VIRGINIA RAJEUNIT


Ces jeunes traducteurs n'ont peur de rien. Pas même de Virginia Woolf. On trouve ainsi, dans la récente intégrale des romans et nouvelles de celle-ci (en un volume, au Livre de poche), à côté de traductions anciennes, quelques retraductions dont la Mrs Dalloway toute neuve de Pascale Michon ; tandis que Cécile Wajsbrot, dont c'est également le premier travail d'envergure, publie chez Calmann-Lévy une nouvelle version des Vagues

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J'ai découvert ces deux traductions grâce à un article du Monde, où Viviane Forrester examinait le travail des deux néophytes. Son verdict : prix d'excellence pour Pascale Michon, et zéro pointé pour Cécile Wajsbrot, avec mise au coin et bonnet d'âne.

L'éreintement signé Forrester était d'une telle violence que j'ai couru aussitôt, intrigué, chez mon libraire. (Qui a dit que les critiques ne faisaient plus vendre ?) Et là, surprise : lire ces Vagues françaises est un plaisir. Il y a là un sens du rythme, une maîtrise de l'écriture évidents. Plus tard, chez moi, en comparant cette V.F. et sa V.O., nouvel étonnement : même si je ne suis pas d'accord avec ma jeune consœur sur certains points de détail, je ne peux que saluer, dans son travail, le sérieux, la finesse, la rigueur souple qui font les bonnes traductions. Elle a su refuser les facilités du mot à mot comme celles de la «mise en bon français» pour mieux retrouver rythmes et couleurs d'origine. Le talent de Cécile Wajsbrot (également écrivain) crève les yeux — comme celui de Pascale Michon. À côté de ces nouvelles Vagues, si jeunes et fraîches, si vivantes, celles de Mme Yourcenar semblent soudain académiques et poussives...

Alors ? Pourquoi un tel acharnement de la part du critique ? Et cela dans un journal où j'ai vu parfois encenser des traductions nulles, comparées à celle-ci ? Serait-ce que l'imp(r)udente a osé traduire Les Vagues après Yourcenar, et critiquer, dans sa préface, la version d'icelle (judicieusement, à mon avis, même si cette traduction n'est pas, et de loin, la plus mauvaise de Yourcenar...) ? Un tel sacrilège, dans certaines chapelles, n'est-il point passible de mort médiatique ?

Il ne s'agit pas, bien entendu, de contester aux critiques le droit (et même le devoir) d'éreintement. Ce que je souhaite naïvement, c'est un rien de prudence et d'humilité. C'est qu'avant de se transformer en bourreau, le critique cesse un instant de se croire infaillible, qu'il consulte au moins d'autres experts avant de sortir la hache ou le garrot...

Ce que peut faire TransLittérature, en attendant, afin que chacun puisse juger sereinement, c'est donner la parole aux textes et aux deux traductrices. Puissent-elles trouver, sur leur chemin, encore beaucoup de bons livres à traduire, et le moins possible d'assassins.


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Un extrait de Virginia Woolf, The waves :

Now I climb this Spanish hill ; and I will suppose that this mule-back is my bed and that I lie dying. There is only a thin sheet between me now and the infinite depths. The lumps in the mattress soften beneath me. We stumble up - we stumble on. My path has been up and up, towards some solitary tree with a pool beside it on the very top. I have sliced the waters of beauty in the evening when the hills close themselves like birds wings folded. I have picked sometimes a red carnation, and wisps of hay. I have sunk alone on the turf and fingered some old bone and thought : When the wind stoops to brush this height, may there be nothing found but a pinch of dust.



Traduction de Marguerite Yourcenar :

Je suis en Espagne ; je gravis cette colline. Je vais prétendre que la croupe de cette mule est un lit, mon lit de mort. Seul, un mince drap me sépare des profondeurs infinies. Le matelas bosselé s'amollit sous moi. Nous avançons d'un pas trébuchant. Le sentier monte, puis descend dans la direction d'un arbre solitaire situé près d'un étang, au plus haut sommet. J'ai navigué sur les ondes de la beauté, au crépuscule, à l'heure où les collines se replient comme des ailes. Parfois, j'ai ramassé un œillet rouge, ou de petites touffes de foin laissé par les faneurs. Je me suis étendue sur l'herbe solitaire, j'ai retourné du bout du doigt un vieil os abandonné, et je me suis dit : «Quand le vent cessera de souffler sur cette colline, fasse le ciel que rien ne subsiste ici, sauf une pincée de cendre.»



Traduction de Cécile Wajsbrot :

Je gravis cette colline d'Espagne ; ce dos de mulet est mon lit, je suis mourante. Un drap mince me sépare des profondeurs infinies. Les bosses du matelas s'amollissent sous moi. Nous avançons - montons en trébuchant. Mon chemin a grimpé vers l'arbre solitaire et son étang, là-haut. J'ai fendu les eaux de la beauté quand les collines se referment le soir comme des ailes repliées. J'ai cueilli un œillet rouge, et des touffes de foin. Je me suis laissée tomber sur le gazon, ai touché un vieil os en pensant : quand le vent se penchera pour effleurer ces hauteurs, qu'il ne trouve plus qu'une pincée de poussière.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°21 en mai 2005)