INCARTADES


En Grèce, l'été. Dans un jardin, un enfant blessé pousse un cri terrible


au point que les cigales elles-mêmes, terrifiées, pendant un instant se turent.


La nouvelle de Dimìtris Nòllas s'achève sur cette phrase, dont je donne ici le mot-à-mot. J'inverse aussitôt : «se turent un instant», c'est plus naturel, et du coup ce «un instant» devenu final me rend songeur. Cette fin est jolie à cause de cette image cocasse : les cigales qui en oublient de crisser, mais il y a là aussi, peut-être, en filigrane, une idée plus profonde : les cigales ne s'interrompent qu'un instant, après quoi la vie continue, le drame infime est effacé, nous sommes minuscules dans un monde immense. Tout cela à peine suggéré. Peut-être.

Mon «...se turent un instant», fin correcte mais plutôt neutre, aidera-t-il suffisamment le lecteur à entendre le chant des cigales qui reprend et balaie la douleur humaine ? Et si j'appuyais un peu le trait ? «...se turent un court instant». Et tant qu'à faire, encore un petit coup de pouce : une virgule.


Selon une autre version, j'aurais poussé un cri, un hurlement plutôt, terrifiant jusqu'aux cigales qui se turent, un court instant.


J'ai rallongé d'un mot et d'une virgule, et alors ? Je fais bien pire ailleurs, même si je supprime bien plus souvent que je n'ajoute. Tout traduire peut alourdir dangereusement le texte, et ne traduire que lui, parfois, l'appauvrit.

Là n'est pas la question : je l'aime bien, ma phrase, elle laisse entrevoir un arrière-fond intéressant, mais ne suis-je pas en train de forcer le texte ? Les Anglais ont une belle expression pour cela, belle et intraduisible : to read something into the text. Ajouter en lisant au texte quelque chose qui n'y était pas.

Il faudrait consulter l'auteur, puisqu'il est encore en vie. Mais vais-je le déranger pour ça ? Il me répondrait, dans le pire des cas : Non, je n'y ai pas pensé, mais ta légère intervention ne change pas ce qui précède, tu ajoutes simplement une petite touche de lumière, ou d'ombre, que le lecteur peut aussi bien ne pas remarquer, alors vas-y, fais-toi plaisir.

Me relisant par la suite, j'oscillerai encore entre satisfaction et gêne légère, celle-ci ne faisant pas le poids devant celle-là. Je garde ma phrase.


Tout cela me rappelle une autre expérience, il y a plus de trente ans, à mes débuts. Dans La petite monnaie de Còstas Taktsis, la phrase finale :


à la pensée que tous les autres, et naturellement moi aussi, nous finirions un jour vieux et indésirables comme lui.


C'est cette phrase, je crois, qui m'a fait comprendre un point essentiel. Dans toutes les langues, autant que je sache, la phrase fonctionne comme le mot. En français, elle est accentuée à la fin. Je dois donc toujours (ou presque, il y a de passionnantes exceptions) placer en fin de phrase le plus important. Je n'arrête pas de le rabâcher aux apprentis traducteurs et à moi-même : le meilleur pour la fin ! Mais en grec et dans la plupart des langues, où l'accentuation varie selon les mots, la phrase est elle aussi moins mécaniquement accentuée sur la finale ; c'est au lecteur de sentir où il doit appuyer. Dans le finale de Taktsis, l'apogée, le mot-clef, c'est «indésirable» bien sûr, après quoi la phrase retombe, le forte est suivi par les ultimes syllabes diminuendo, telle une queue de comète. Pour obtenir le même effet en français, je me devais donc de mettre le désir à la fin :


...à la pensée qu'un jour tous les autres, et moi aussi bien sûr, nous serions vieux comme lui, sans personne pour nous désirer.


À vrai dire, je ne suis plus très emballé par ma pirouette. Je n'aurais sans doute pas dû avoir peur d'«indésirable». Je croyais alors que le mot grec voulait dire aussi «non désiré», mais non, il correspond à son homologue français et il fallait donc oser ceci :


...à la pensée que tous les autres, et moi aussi bien sûr, nous finirions comme lui, vieux et indésirables.


C'est la traduction la plus juste, assurément. Et pourtant, si je pouvais corriger mon texte, je crois que j'hésiterais, là encore, entre cette version orthodoxe et ma petite incartade passée. Je garde une tendresse pour ma montée en épingle du désir. Ce que je lui reproche, c'est surtout de traîner en longueur. Je pencherais peut-être, finalement, pour


...à la pensée qu'un jour tous les autres, et moi aussi bien sûr, nous serions vieux comme lui, plus jamais désirés.


Un peu gros, le point que j'ai mis sur l'i ? Mieux vaut gros point que pas de point du tout.



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°209 en février 2021)