BIG BROTHERS (SUITE)


Où les chiffres désobéissent


Orwell voulait que le titre de son roman 1984 soit écrit en toutes lettres. En français, autant que je sache, on l'a toujours mis en chiffres, avant que le récent traducteur de l'ouvrage pour la Pléiade, Philippe Jaworski, vienne nous rappeler à l'ordre.

Quand je lui reprochais ce choix ici même le mois dernier, j'ignorais la volonté de l'auteur. Un volkonaute m'en a informé, et je l'en remercie d'autant plus que ce point de détail pose un problème intéressant. Permettez-moi, cher lecteur, d'expliquer pourquoi, selon moi, le choix chiffriste des traducteurs et éditeurs français pré-jaworskiens est juste et qu'ils auraient eu tort de ne pas désobéir.

Le français n'est pas l'anglais. Dans la v.o., Nineteen eighty-four : cinq syllabes, c'est court, c'est plein. En français, on a Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, long, encombrant, mais le pire c'est ce «mil» incongrument raffiné, désuet, qui détone plus qu'ailleurs dans ce livre-là, où le beau langage est absent, où la langue subit d'affreuses violences réductrices. Mil neuf cent quatre-vingt-quatre en toutes lettres n'est pas seulement lourd, moche et guindé, c'est un contresens. Le sens y est, mais pas l'esprit. Pauvre Orwell affublé d'une cravate.

Je ne veux pas en tirer de conclusions générales sur le travail de mon confrère, que je n'ai pas étudié ; je crois simplement que sur ce point précis il rejoint une certaine tendance contemporaine : sous prétexte de combattre les fameuses «belles infidèles» d'autrefois, on traduit au plus près, en serrant les fesses, et l'auteur est si religieusement respecté que la fidélité vire à la trahison. On a oublié que désobéir en surface, parfois, c'est obéir profondément.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°208 en janvier 2021)