N'envions pas trop les retraducteurs. Ce sont des stars de la profession sans doute, puisqu'on ne retraduit que des œuvres célèbres et qu'on ne les confie guère à des tâcherons. Mais pensons aux épreuves qui attendent l'heureux élu. S'il reprend les bonnes trouvailles du prédécesseur, on l'accusera de plagiat, si bien qu'il doit sans cesse chercher autre chose, trouver mieux, tandis que le texte rival, consulté ou non, le poursuit comme l'épée de Damoclès ou l'œil de Big Brother.
Pour le lecteur, au contraire, c'est tout bénéfice. Il va pouvoir se livrer au sport passionnant de l'expertise comparée. Voilà justement qu'un nouveau choc de titans vient animer nos sinistres soirées confinatoires. George Orwell entre dans la Pléiade ! À notre disposition, désormais, trois 1984 ! Laissons de côté la première version, d'Amélie Audiberti, parue en 1950 : il est conseillé de souligner ses faiblesses, faute de quoi on passe pour un plouc. S'est ajouté beaucoup plus tard, il y a trois ans, l'Orwell selon Josée Kamoun dont j'ai dit en détail sur ce même site («Newtranslate», Carnet du traducteur, 17-18) ce que j'en pensais. Et enfin voici la version de Philippe Jaworski — lequel, s'il vit assez longtemps, aura bientôt retraduit tous les grands classiques de la littérature anglophone.
Ce troisième larron est une aubaine, pour plus d'une raison. D'abord, Jaworski, au même titre que Kamoun, fait partie de l'aristocratie du métier, d'où la promesse d'un spectaculaire combat des chefs. Ensuite, ce sont tous deux, par ailleurs, des enseignants de haut vol, capables d'accompagner leurs travaux de gloses inépuisables, d'une intelligence étincelante — ils sont d'ailleurs, à juste titre, abondamment sollicités par les médias. Enfin, cette nouvelle approche de 1984 vient faire opportunément de l'ombre à la précédente, cet Orwell violemment kamounisé, calamiteux à plus d'un titre.
Non, je ne vais pas me lancer dans une confrontation détaillée. Je n'ai pas lu Jaworski et ne compte pas le lire, j'ai tout lieu de penser qu'il a fait globalement du bon boulot, honnête et solide. J'ai seulement lu le commentaire fourni qu'il donne dans sa Notice. Il y enfonce Kamoun au passage (sans la nommer) en montrant quelle cruelle erreur c'était de mettre au présent ce récit écrit au passé — on n'en attendait pas moins. Il y expose aussi de façon rigoureuse et convaincante comment il a traduit la langue des hommes au pouvoir, la novlangue selon Audiberti, rebaptisée néoparler par Kamoun et néoparle par lui-même. (Trois solutions également légitimes, à mon sens.)
Je voudrais seulement m'arrêter sur un point : la traduction du nom de l'omniprésent dictateur, Big Brother, ainsi que du célèbre slogan : BIG BROTHER IS WATCHING YOU.
Jaworski :
«Il importe de rendre au dictateur d'Océanie son nom véritable : c'est le Grand Frère, non Big Brother, qualification parfaitement arbitraire dans une traduction française, et qu'on ne retrouve dans aucune des versions étrangères (allemand, espagnol, italien) que nous avons pu consulter.»
Et plus loin :
«Il paraît fort surprenant que ce surnom affectueux n'ait toujours pas été traduit. On ne voit pas pourquoi deux mots d'anglais, si fameux soient-ils devraient continuer de faire tache dans la prose d'Orwell...»
Là, tout de même, on s'étonne.
Le «surnom affectueux» d'abord. Affectueux ? Cela ne crève pas les yeux à la lecture. Et puis le Grand Frère, c'est bien moins frappant que Big Brother, par le sens et aussi par le son. Grand frère, dans notre langue, évoque un frère aîné (elder brother en anglais), rien de plus, alors que Big ajoute une idée de force massive, une force que fait entendre le martèlement des deux [b] à l'initiale.
Si seulement on avait viré l'article : Grand Frère tout court, ce serait déjà un peu plus percutant...
Jaworski a évidemment ses raisons, qu'il expose. Il obéit à une exigence de cohérence : on ne doit pas garder l'anglais ici quand on le traduit ailleurs, et de plus, le texte anglais opposant le Brother dictateur et un groupe d'opposants appelé Brotherhood, il faut que la traduction rende visible la parenté entre les deux termes, grâce au couple frère / fraternité. Mais ces excellentes raisons ne tiennent pas le choc face à Big Brother. Il y a toujours, en traduction, des moments où l'infraction aux principes est salutaire.
Le choix de Jaworski n'est donc pas le mien. Je reconnais qu'à la rigueur il se défend, mais ce qui m'étonne, et me choque, c'est ce traducteur chevronné qui semble ne pas comprendre pourquoi d'autres ont conservé Big Brother. Comme si la couleur, la musique, la chair des mots, pour lui ça n'existait pas. S'il avait au moins évoqué la puissance évocatrice de Big Brother, quasi magique, quitte à passer outre ensuite, on lui pardonnerait plus volontiers.
Le Grand Frère, en fait, c'est moins de la traduction que de la version. Comme ce qui suit d'ailleurs, hélas. Dans cette nouvelle mouture, is watching you devient vous surveille. Rien à dire apparemment, il y a là le sens le plus précis, le plus fort du verbe to watch ; quant à you, c'est aussi bien vous que tu, et en l'occurrence vous est plus exact, puisque tout le monde est concerné. Mais chez Kamoun, Big Brother te regarde. Un regard, c'est moins qu'une surveillance, mais c'est concret ; celui de Big Brother ne balaie pas la foule, il me fixe, moi ; il me foudroie. Et là c'est Kamoun qui marque le point.
Ultime remarque : dans la Pléiade, 1984 devient Mil neuf cent quatre vingt quatre. C'est assurément plus distingué, plus Pléiade. Et nettement moins orwellien...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°207 en décembre 2020)