UN NOUVEAU VERS


Il est bon, voire nécessaire, qu'un texte éloigné de nous dans le temps ou l'espace ne nous arrive pas seul, mais accompagné d'une présentation nous apportant les précisions qui s'imposent. Dans le cas d'une œuvre étrangère, la personne la mieux à même de rédiger ce vade-mecum, c'est le traducteur : s'il a bien senti le texte, s'il l'a bien rendu en français, c'est qu'il sait lire et écrire, et de plus il a sûrement des choses à dire sur sa traduction — ce travail complexe et passionnant. Qu'il n'hésite pas ! En prenant la parole, il servira, outre l'auteur et lui-même, la traduction en général : tout écrit sur elle contribue à la faire connaître et reconnaître.

Je me suis acquitté de ce devoir dès que j'ai pu et continue systématiquement, avec discrétion malgré tout : je ne place pas mon commentaire avant l'original, mais après, et veille à ne pas être trop long, pour augmenter les chances d'être lu.

Jean-Marc Lanteri, lui, se lâche hardiment : sa traduction du Roi Lear de Shakespeare, parue chez Circé, s'enrichit d'une postface de quarante pages, dont trente sur des questions de traduction ! De tels débordements, d'habitude, me font crier à l'hubris, mais là je m'abstiens. D'abord, avec Shakespeare, on n'a jamais fini de commenter, chaque mot exigerait un volume ; et surtout, ce confrère que je ne connaissais pas — universitaire, auteur dramatique, traducteur à l'occasion — nous offre un texte brillant, stimulant, ses recherches et les miennes se rejoignent en grande partie, avec, pour ajouter du piment, juste ce qu'il faut de dissonances.

Au début de la postface, revoici le vieux débat entre «traduction lexicale» (on traduit toujours un mot par le même mot) et «traduction contextualisante» (on peut changer de mot en fonction du contexte). Lanteri préconise la première, excellent principe à mon avis, mais avec une intransigeance qui me gêne : l'application mécanique de cette loi, pas si rarement, pose problème. Pourquoi ne pas reconnaître qu'en traduction, comme ailleurs, la présence d'exceptions est la règle ?

Mais attardons-nous sur ce qu'il y a de plus neuf dans cette glose : la traduction des vers, qui occupe quinze pages à elle seule.

Les pièces de Shakespeare font alterner passages en prose et tirades en vers, ces vers étant rimés ou non. Il est clair pour tout le monde que cette alternance a un sens, et certains traducteurs — dont Lanteri, bravo à lui — s'attachent à la reproduire, comme il se doit. Mais comment ?

Le mètre le plus courant dans ce théâtre shakespearien, c'est le blank verse, à savoir le pentamètre iambique : cinq groupes de deux ou trois syllabes accentuées sur la dernière. Un vers d'une grande souplesse, où le nombre de syllabes varie sans cesse, dont le confrère loue «l'étincelante plasticité», «la flamboyante irrégularité».

Par quoi le rendre ? Quand on ne se résout pas au vers libre, on adopte le plus souvent l'alexandrin, dont la longueur correspond à peu près. Solution qui déplaît à Lanteri, et il n'est pas le seul, quels que soient la langue et l'auteur : l'alexandrin aujourd'hui a mauvaise presse, il passe pour monotone, pompeux, usé. Là, j'ai tout de même envie de plaider pour le digne vieillard. On peut lui rendre une bonne partie de sa jeunesse, atténuer sa monotonie — sans trop briser la cadence non plus — en variant les coupes : 4+4+4, mais aussi 2+6+4, 4+6+2... Quant à la solennité, la moindre élision de l'e muet l'efface d'un coup de baguette magique, nous faisant quitter le jardin à la française du vers classique.

Certains traducteurs choisissent le décasyllabe ; l'anglais étant bien plus ramassé que le français, un mètre si court oblige à tailler, à sacrifier — à moins de multiplier les vers, ce à quoi Lanteri se refuse, avec raison : ce serait délayer la sauce. (Pour ma part, je n'ai jamais, je crois, rallongé d'un seul vers un poème.) À quoi s'ajoute, pour le postfacier, que «le décasyllabe est d'une allure sentencieuse et compassée» ; la traduction décasyllabique de Françoise Morvan, pourtant virtuose, lui donne «la sensation d'un ballet brillant et figé», «à l'étroit dans le sage enclos» de ce mètre trop court, trop régulier.

Le décasyllabe, que j'adore, m'apparaît au contraire vif et sautillant ! Mais c'est que j'y ai recours sur de brèves périodes, où son 4+6 fait merveille avec ses ruptures légères et l'oscillation qu'elles entraînent. Oui, mais à la longue celle-ci devient soûlante. Le décasyllabe est un sprinter qui s'essouffle vite, alors que l'alexandrin s'épanouit sur les longues distances.

Traduisant jadis des chants populaires, et confronté aux insuffisances de nos deux mètres principaux, j'avais trouvé une solution qui me semble encore valide : alterner les deux, les dynamiser l'un par l'autre Lanteri, lui, prend un autre chemin. Puisque le vers français, invariablement syllabique, appartient à un autre monde que le blank verse, pourquoi ne pas bricoler dans notre langue un vers qui lui soit plus proche, en quittant l'étau syllabique ?

«Je me suis donc donné une règle, une contrainte au sens quasi oulipien du terme : ne jamais dépasser les douze syllabes émises (...), après quoi j'estime qu'un vers blanc court le risque de sombrer dans la prose...»

Et pour le reste, liberté :

«Le blank verse français doit effectivement être libre, il se déleste allègrement du décompte syllabique puisque le vers blanc anglais n'en a cure ! Pourquoi assujettir le blank verse à la française à nos antiques manies de comptable dès lors que le vers anglais est fondé sur un autre système ?»

Là je mettrais un bémol. On ne peut pas tout transposer d'une langue dans une autre, les formes poétiques étant partiellement dictées par la nature de chaque langue. Le non-syllabisme, par exemple, n'a pas le même poids, le même effet en français qu'en anglais. Lanteri lui-même le sait bien sans l'avouer, puisque dans sa v.f. l'alexandrin ne se confine pas dans une «irrégulière présence» : les vers libres sont ici en liberté surveillée, plus ou moins proches d'une pulsation régulière selon les nécessités de l'action, mais jamais très loin d'elle — même si le comédien préfère élider souvent.

J'ouvre au hasard (III, 7) :


— Nous ne pouvons attenter à sa vie (4+6=10)

Sans le verdict d'un juge, mais notre pouvoir (11 ou 12)

Assouvira notre colère, ce que les hommes (8+4=12)

Peuvent blâmer, non contrôler. Qui vient ? Le traître ? (4+4+2+2=12)

— Ingrat renard, c'est lui. (6)

— Liez ses bras desséchés.

— Que veulent Vos Grâces ? (6+4=10)

— Rappelez-vous que vous êtes mes hôtes. (8 ou 10)

Amis, restez loyaux.

— Attachez-le, j'ai dit. (6+6)


Il semble bien que les rythmes pairs l'emportent, mais sans trop s'imposer non plus ; la régularité est plus estompée que brisée, et du coup le texte respire bien.

Mon propos ici n'est pas de juger cette nouvelle traduction, que je n'ai pas confrontée à l'original. Je ne pense pas non plus profiter de la trouvaille du confrère : son blank verse français, apparemment, convient mieux à l'anglais et au théâtre qu'aux chants populaires grecs, par exemple. Mais j'ai plaisir à entendre ce nouveau Roi Lear, c'est bon signe. Et je me réjouis de voir la boîte à outils enrichie d'un nouvel instrument. Cela n'arrive pas tous les jours, Lanteri soit loué !



*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°206 en novembre 2020)