TRADUCTEURS DE LA BIBLE


Cette enquête a paru en 1994 dans le n°7 de TransLittérature, avant la publication de la nouvelle traduction, dite Bible des écrivains, chez Bayard.


La Bible aujourd'hui, ce n'est pas UN livre (le fut-elle jamais ?) ; c'est des milliers de versions, une vraie tour de Babel, un labyrinthe à la Borges. Ceux qu'une visite détaillée intéresse liront avec profit le numéro spécial de la revue Esprit (septembre 1982) intitulé Les traductions de la Bible, après quoi, pris d'un sacré vertige, ils n'oseront plus jamais parler de «simplicité biblique»...

Notre enquête sur «Les traducteurs de la Bible», elle, a un champ plus limité (les traductions françaises), et un objectif essentiellement pratique : nous adressant à des traducteurs généralistes, qui furent ou seront confrontés un jour, dans un roman, un poème, un essai, à des citations de la Bible, nous avons voulu leur offrir un petit guide express qui recense les principales versions en usage, les caractéristiques de chacune, et donne les références de quelques ouvrages utiles.

46 d'entre vous ont répondu à notre questionnaire. Ce qui est remarquable, plus encore que le nombre assez élevé de réponses, c'est la longueur de plusieurs d'entre elles (jusqu'à 5 feuillets !), et surtout le tour autobiographique pris par quelques-unes : la Bible touche certains de près, et met parfois en jeu tout un passé familial.

Sur les 46, 22 traduisent de l'anglais, 7 de l'allemand, 5 de l'espagnol, 5 de l'italien, 3 d'une langue scandinave, etc., 16 langues étant représentées. On aurait pu croire que les pays de civilisation protestante, davantage imprégnés de culture biblique, seraient plus représentés que les autres. Il n'en est rien : cette répartition par langues est à peu de chose près celle de la profession dans son ensemble. C'est seulement dans la fréquence des traductions qu'une différence apparaît.


1. Vous arrive-t-il d'avoir à traduire des passages de la Bible ?

Ils sont 4 seulement, dont 2 anglicistes, à le faire «très souvent». 17 (dont presque tous les germanistes et scandinaves) répondent «souvent», 18 «quelquefois» et 7 (dont la plupart des italianisants) «rarement». La case «jamais» est restée vide, ce qui paraît logique : pourquoi ceux qui n'ont jamais affaire à la Bible répondraient-ils à l'enquête ? Reste à savoir s'il y en a parmi ceux qui n'ont pas répondu, et combien.


2 et 3. Quelles traductions françaises de la Bible connaissez-vous ? Quel jugement littéraire portez-vous sur chacune d'elles ? Lesquelles utilisez-vous dans votre travail de traducteur, et pourquoi ?

On est frappé d'abord par le nombre de versions répertoriées. 18 (dont la plupart datent de ce siècle) sont mentionnées dans les réponses, et 13 effectivement utilisées. En fait, il en existe bien plus encore...

La beauté de telle ou telle version laisse rarement le traducteur insensible, comme le montrent de nombreuses remarques; mais dans l'ensemble, et même pour les traducteurs de fiction, le critère essentiel est moins la qualité littéraire que la vraisemblance. «Dans la traduction d'un roman, par exemple, il s'agit de trouver à chaque fois la version qui corresponde le moins mal au temps, au lieu, au milieu évoqués dans le texte d'origine, et nous ne choisissons évidemment pas le même texte selon que nous devons le placer dans la bouche d'un pasteur puritain du XVIIe ou d'un curé irlandais du XXe.»

Voilà pourquoi la grande majorité des participants à l'enquête possèdent plusieurs versions parmi lesquelles ils choisissent en fonction du contexte, «au coup par coup». Rares sont ceux qui avouent n'utiliser qu'une Bible, «parce que c'est celle que je possède», ou «parce que j'ai la flemme de chercher ailleurs». (Il est vrai qu'un sondage sur l'ensemble des traducteurs verrait sans doute cette dernière catégorie s'étoffer...)

La Bible dite de Jérusalem (Cerf et Desclée de Brouwer), qui date de 1956, est la plus souvent citée : 26 fois. Non qu'elle excite les passions : on la juge «correcte», «satisfaisante», «très convenable», sans plus. Certains la trouvent «un peu fade», voire carrément «plate et insipide» ; mais il semble justement qu'on lui tienne gré de cette relative absence d'audace : perçue comme la version standard, consensuelle, passe-partout, cette Bible «reconnue et accessible» semble souvent choisie précisément parce qu'on la sait choisie par beaucoup : ne devons-nous pas, dans bien des cas, fournir un texte familier à tous ? On apprécie également les précisions historiques de la Jérusalem, sa commodité (notes nombreuses, index thématique), et le fait qu'elle inclut les Livres deutérocanoniques (dits aussi apocryphes), absents d'autres versions — car toutes les Bibles n'ont pas le même contenu...

Vient ensuite, citée 15 fois, la Bible traduite par Louis Segond, publiée en 1910. C'est la Bible protestante, difficilement utilisable hors contexte, mais dont on loue plusieurs fois l'écriture «fluide», la «beauté du style épuré» — du moins dans la version d'origine, la plus belle dit-on : il y a plusieurs Bibles Segond, les réviseurs ayant sévi au cours des ans.

La Bible de la Pléiade, en deux tomes (1956-59), traduite par une équipe sous la direction d'Edouard Dhorme, trouve ici 8 adeptes. Elle «s'efforce de représenter un point de vue neutre qui ne privilégie aucune tradition ni aucune confession» ; «précise et scientifique», ses notes abondantes (aussi longues que le texte !) et ses index en font un outil de travail très fiable, mais l'absence d'un traducteur unique rend l'ensemble littérairement «disparate».

Comme la précédente, la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible), parue en 1975, 6 fois citée, a l'avantage d'être une Bible tout-terrain, sans parti-pris étroitement confessionnel. Elle aussi contient les livres apocryphes. Quant à sa valeur littéraire, les avis sont partagés : on la trouve tantôt «soigneusement pesée», «d'une grande qualité», «remarquable», tantôt «prosaïque» et «fade». De quoi donner l'envie d'y aller voir soi-même.

La Bible du Rabbinat (Colbo, 1966) constitue la version juive de référence, quasi officielle. 4 des enquêtés la consultent, malgré son français «souvent exécrable».

Viennent ensuite, avec 3 partisans chacune, deux versions le plus souvent inutilisables — l'une trop ancienne, l'autre trop neuve —, mais qui exercent une vraie fascination sur leurs fidèles : ce sont les deux seules dont on parle avec un tant soit peu de passion.

La Bible de Lemaître de Sacy, dite de Port Royal, rééditée en Bouquins, date de 1696. C'est elle qu'ont pratiquée les grands écrivains français de Pascal à Rimbaud en passant par Chateaubriand. Dépassée sur le plan exégétique, la doyenne des Bibles françaises en activité reste un «monument littéraire» d'une ampleur et d'une noblesse rares. «À mes yeux, écrit Stendhal, la perfection du français se trouve dans les traductions publiées par les Solitaires de Port-Royal.»

Quant à la Bible d'André Chouraqui (Desclée de Brouwer, 1979), la plus récente, la lecture décapante qu'elle propose enthousiasme les uns («un poème !») et embarrasse les autres. En fait, ce texte «tantôt fulgurant, tantôt ridicule», avec «son curieux mélange de naturel et d'affectation», est finalement si loin de la tradition, si méconnaissable, que ses plus chauds partisans eux-mêmes hésitent à s'en servir. Et pas seulement parce que «deux millénaires de lavage de cerveau s'y opposent» : le problème, c'est surtout que dans le poème chouraquien, «la simplicité, l'accessibilité de l'original est souvent perdue». Cette version, de même que la traduction partielle due à Henri Meschonnic (Les cinq rouleaux, 1970, Gallimard), non moins provocante et stimulante, est une Bible pour fins lettrés, qui «suppose finalement soit la connaissance de l'hébreu, soit la connaissance approfondie d'une autre version». (À noter qu'une version de la Bible Chouraqui, revue par lui-même, est en cours de publication chez J. C. Lattès.)

Sont également citées plus d'une fois : la Bible en français courant de l'Alliance Biblique Universelle (1977), la Bible Crampon (1894) et celle («très coulante») du chanoine Osty (1970).

Ce qui ressort finalement de l'ensemble des jugements ci-dessus, c'est tout de même une certaine frustration. «Par rapport aux versions King James, Luther ou Hus, rien n'est vraiment satisfaisant en français.» On ne retrouve nulle part la langue «pure, sobre et forte» de la King James, par exemple, et toutes nos Bibles françaises, par comparaison, semblent «un peu lourdes et pompeuses»...


Vous référez-vous au texte original (hébreu ou grec) ?

Dix traducteurs le font (5 au grec, 3 à l'hébreu, 2 ne précisent pas). Trois autres, bons latinistes, fréquentent plutôt la Vulgate. Trois autres encore, ignorant ces langues, ont parfois recours à des «experts», tandis que certains vont consulter des Bibles étrangères. La majorité, quant à elle, se contente de sa Bible en français.


Vous est-il arrivé d'utiliser, de préférence aux versions existantes, une traduction faite par vous ?

«Bien sûr ! Une traduction, même de la Bible, n'est pas forcément parole d'Évangile», répond quelqu'un. Ce qui contribue à libérer le traducteur français de ses scrupules, c'est qu'il n'est pas confronté à une imposante version quasi unique, ressentie comme LE texte sacré, mais à une foule de versions dont, par ailleurs, aucune ne le convainc tout à fait. Alors, une de plus, une de moins... «Je ne pense pas avoir jamais trahi la Bible — si tant est qu'elle puisse encore l'être, sachant par où elle est passée. D'ailleurs, si un livre est du domaine public, n'est-ce pas celui-là ?» Ils sont 30 sur 46, soit les deux tiers, à reconnaître avoir un jour ou l'autre bricolé leur propre traduction, ou du moins être prêts à le faire, le cas échéant ; et le seul à s'exclamer «Jamais ! Je n'oserais pas» traduit du français vers l'anglais...

Ce qui ne veut pas dire que le traducteur français se sente entièrement libre : le plus souvent exceptionnelle et limitée à des cas précis («dans des citations en style indirect», par exemple), l'intervention a pour but de «filer une métaphore», de «conserver un jeu de mots», d'éviter que «la citation, incomplète, perde toute pertinence à la traduction», et plus généralement «d'harmoniser avec le contexte», ne serait-ce que pour des raisons musicales, afin de mieux s'accorder «au balancement de la phrase ou de la page». Notons aussi chez quelqu'un, en réaction contre des versions jugées trop littéraires, la volonté de trouver «des termes simples et labourant profond»...

Beaucoup se contentent d'«aménager» le texte de façon légère ; d'autres n'hésitent pas à intervenir, à panacher entre plusieurs versions, voire même à créer carrément la leur : «Je ne fais que consulter les traductions existantes, je leur emprunte des éléments syntaxiques, rythmiques ou lexicaux pour faire ma propre traduction».

Il arrive aussi qu'on soit obligé de traduire soi-même : quand, par exemple, il est impossible de situer une citation. D'où cette question essentielle : comment se retrouver dans la Bible ? On nous signale à ce propos que la Bible des Témoins de Jéhovah («Les Saintes Écritures. Traduction du monde nouveau») propose de nombreux renvois et un index utile. Il existe même des ouvrages entiers, tels Les allusions bibliques (Larousse), le Dictionnaire culturel de la Bible (Cerf - Nathan) ou le Dictionnaire de la Bible (Bouquins - Laffont). Les anglicistes peuvent aussi agir à la source grâce au Dictionary of the Bible (Collins Gem) ou au Who's Who in the Bible (Penguin Books). Quant aux hébraïsants, ils disposent d'une concordance, Veteris Testamenti Concordantiae (Schocken). Et si l'on ne trouve toujours pas, reste un dernier recours : prier...

Ces indications rapides et fragmentaires sont loin d'épuiser le sujet. Espérons qu'un jour il sera traité aux Assises, et que ce bref état des lieux donnera aux traducteurs, en attendant, l'envie de remettre un peu le nez dans ce qui reste aujourd'hui, comme le dit l'une d'entre nous, «jusque dans ses pires versions, un fabuleux coffre au trésor».



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°20 en avril 2005)