En 1988, l'un de mes auteurs, Còstas Taktsis, est invité à la Revue parlée de Beaubourg. Il a rédigé son intervention en grec et je dois la traduire. À un moment je lui fais dire, «Quelle outrecuidance !» Ce terme savant, prononcé par un étranger, devrait avoir une certaine saveur. En lisant ma V.F., Taktsis fronce le sourcil. Qu'est-ce que ça veut dire? grogne-t-il. Je n'aime pas ce mot. Toi, qu'est-ce que tu dirais, en français courant ?
Quand il lance «Quel culot !» ce soir-là, tout le monde se marre. C'est ce qu'on appelle une bonne leçon.
Avant de me lancer dans Je meurs comme un pays de Dimìtris Dimitriàdis, j'envoie à l'auteur ma traduction des deux premières pages. Geste de courtoisie, mais aussi de prudence : D.D. connaît parfaitement le français, il a traduit Genet, Blanchot, Bataille, Beckett, Molière, Koltès ; je le sais exigeant (trouvant mauvaise la précédente traduction, parue jadis dans Les temps modernes, il m'a chargé de la refaire), et je veux m'assurer que nous sommes bien sur la même longueur d'onde.
Réponse immédiate : Pas de problème, je ne vois rien à reprendre, tu peux y aller.
Je traduis les trente pages, laisse reposer, relis mon travail : ça coule bien, comme on dit. Je rectifie deux-trois bricoles, envoie le tout à l'auteur par acquit de conscience et n'y pense plus.
Un mois plus tard, arrive une grosse enveloppe. Treize pages compactes, dactylographiées en petites lettres, mon travail épluché mot par mot, une centaine de points à reprendre. Remarques discrètes enveloppées de précautions oratoires, au début surtout, souvent sous forme de questions — mais aussi, vers la fin, quelques accès d'impatience réprimée, des tournures quasi impératives.
Il s'agit essentiellement de me ramener à la lettre du texte. (Ces auteurs, tous les mêmes.) Seulement voilà : si dans certains cas mon censeur se plante, le reste du temps il tape dans la cible. ll lui arrive de me souffler des mots (au lieu de «très anciens», «immémoriaux» ; de «épuisant», «corrosif» ; de «paroxysme», «apothéose») à la fois plus précis et plus évocateurs. Grâce à lui, la version finale sera en même temps plus fidèle et plus belle.
Je suis rongé de honte. D'accord, on ne m'a trouvé que deux ou trois contresens, et d'une mouture à l'autre le lecteur n'aurait guère senti la différence ; n'empêche que je n'ai pas bien fait mon boulot. Pas assez soigneux, exigeant, audacieux. En passant la première couche, j'ai démissionné trop vite ici ou là. La deuxième, je l'ai faite sans consulter l'original, sauf sur les points qui accrochaient en français. J'ai sans doute simplifié, savonné, affadi.
Cette douche froide tombe à pic : je rentrais d'Arles où l'on m'avait remis, en grande pompe, un prix de traduction. Le lauréat ne s'est guère pavané longtemps.
On retourne à l'école. On n'en sortira jamais.
On aimerait que les gens soient enfin sincères, qu'ils vous critiquent sans cruauté mais sans pitié, qu'ils vous disent avec précision ce qu'ils n'aiment pas dans votre travail, et pourquoi. Ce qui ferait mal, ce qui pourrait même nous briser, mais si l'on veut progresser il faut passer par le regard des autres.
Le problème, d'abord, c'est de trouver un lecteur qui nous lise vraiment...
En attendant l'oiseau rare on essaie de trouver soi-même, à tâtons, les défauts de sa propre cuirasse.
En ce moment j'en tiens un : je suis un traducteur timoré. Face à une tournure dont la correction me paraît douteuse, dont je prévois qu'elle fera grincer des dents, trop souvent je recule, je cherche autre chose. Quand mon auteur violente sa langue, je le suis, mais à distance. Et si je l'accompagne quand même, c'est que je n'ose pas trop non plus m'en écarter. Trouillard dans les deux sens.
Prudence et juste milieu. Va donc, eh, centriste !
Mais justement, cette trouille-là, tout de même, jusqu'à un certain point, c'est aussi un atout... Sans elle, sans ce frein, je me planterais dans les virages... La trouille en elle-même est bonne ; le tout, c'est de savoir quand l'écouter, quand passer outre.
N'empêche : tâchons d'être un peu plus hardi, plus tard, quand on sera plus grand.
Il faudrait pouvoir concilier les extrêmes : d'une part un perfectionnisme féroce, une insatisfaction perpétuelle, et d'autre part — sous peine d'étouffement, de blocage — l'humble acceptation de l'imparfait.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°2 en octobre 2003)