C'est un poème grec datant du XVIIe siècle, une suite immense de 11 000 vers. On m'avait proposé de traduire ce grand classique jadis, et j'avais reculé devant un tel marathon. Deux téméraires ayant relevé le défi, chacun pour soi, ils ont passé la ligne presque en même temps, voilà quelques années — rivalité fâcheuse pour les deux maisons d'édition, et pain bénit pour les comparateurs.
L'héroïne rêve qu'elle est en pleine mer, seule sur un bateau dont elle tient la barre.
Version A :
Le rivage lui semblait un fleuve qui charriait des pierres, des rochers, des arbres. Parfois, le flot la recouvrait, parfois il la découvrait et le fleuve atteignait sa poitrine. Le bateau qui était face au rivage sombra sous ses yeux. Elle se sentit alors perdue et en grand danger. Le ciel s'assombrit, elle ne savait plus que faire, et, dans son sommeil, elle suppliait qu'on la sauve quand elle vit sur la berge du fleuve une torche brillante tenue par un homme. Il lui cria : «N'aie pas peur», s'approcha d'elle et la prit par la main, l'aidant à se dégager. Il la conduisit vers un haut fond où il la laissa. Il disparut comme une ombre et elle ne sut pas ce qu'il était devenu.
Le metteur en français est un universitaire connu pour son érudition galopante. Sa version, flanquée d'un copieux et savant commentaire, est conforme à l'original en tous points — ou presque : ici, par exemple, le grec ne dit pas «sur la berge du fleuve», mais... sur son dos ! Le sauveur marchant sur les eaux, c'est anormal, même si l'on connaît des précédents célèbres. On a donc estimé, je suppose, qu'il fallait rectifier le texte, le rendre plus vraisemblable, et ménager ainsi nos esprits rationnels.
L'ennui, c'est que du même coup on chagrine le petit clan des amateurs de poésie. Et la poésie, c'est justement ce qui manque à cette copie d'agrégation. Comment le lecteur français devinerait-il que cette prose châtiée, lisse, élégante, un peu fade, est l'avatar d'un poème en vers réguliers, rimés deux par deux de surcroît, dont la lecture et l'audition surtout nous bercent jusqu'à l'envoûtement ?
Les détails sont là, manque seulement l'essentiel : la magie sonore, la pulsation de la vie.
Version B :
Et il lui a semblé qu'en fleuve la mer s'était muée
Entraînant à cette heure arbres, pierres et rochers.
Et la vague tantôt la submerge et tantôt la découvre,
Le fleuve jusqu'aux seins et plus haut lui montant.
Le bateau dans les flots a sous ses yeux coulé,
Dans son rêve il lui a semblé qu'elle seule courait un danger
Et que, le ciel s'obscurcissant, sans qu'elle sût où il frapperait,
Dans son sommeil, pleurant elle suppliait qu'on vienne la sauver,
Quand sur le dos du fleuve voici qu'elle voit luire
Un fanal très brillant et qu'un homme tenait ;
«N'aie pas peur», lui crie-t-il et de s'approcher d'elle,
La saisir par la main, la tirer pour l'aider.
À des eaux peu profondes il la mène et l'y laisse,
Lors telle une ombre disparu, sans qu'elle voie ce qu'il est devenu.
Encore un universitaire aux commandes. Mais contrairement au précédent, celui-ci, aujourd'hui décédé, ne parlait pas grec ! Comme Yourcenar traduisant Cavàfis un demi-siècle plus tôt, il a demandé un mot-à-mot à des autochtones.
Son travail, quant au sens, est louablement proche de l'original ; le «dos du fleuve» a été cette fois préservé. On pourrait tout au plus objecter que «elle ne savait plus que faire» dans la version A est plus convaincant que «sans qu'elle sût où il frapperait» dans celle-ci, mais oublions cette broutille.
Quant au reste... Monsieur B. est non seulement enseignant et traducteur (d'anglais), mais poète. On s'en aperçoit à certains détails : il change l'ordre des mots dans «arbres pierres et rochers» pour l'euphonie, et il traduit les vers en vers.
Ou plutôt il fait semblant. Oui, ça va à la ligne comme dans les poèmes, mais de façon erratique, le rythme d'ensemble est heurté, boiteux ; les alexandrins sont nombreux (huit sur quatorze vers ici), mais sans cesse, à peine se laisse-t-on bercer, le mouvement est cassé sèchement et le lecteur tombe du berceau. Et en prime, on nous prive de rimes.
Si encore chaque tronçon de cette demi-prose, pris isolément, était agréable à lire... Beaucoup de ces pseudo-vers sont inutilement longs, embrouillés, poussifs. La tournure «de s'approcher... la saisir» résume l'impression générale de raideur et de gaucherie.
On se surprend presque, par moments, à regretter la version A et son aimable platitude !
J'ai été amené l'autre jour à présenter l'œuvre devant un public francophone ; je me suis vu lisant à haute voix pour eux l'un ou l'autre de ces laborieux exercices et je n'ai pas eu le courage. Je n'avais pas le choix : je devais m'y mettre.
Elle voit cette mer en un fleuve changée
qui tout à coup entraîne arbres, pierres, rochers.
La vague l'engloutit, la vague se retire
et le fleuve revient plus haut que sa poitrine.
Le vaisseau dans les eaux sous ses yeux a sombré,
en rêve elle se croit toute seule en danger
et le ciel s'obscurcit, elle hésite, où aller ?
Elle pleure et supplie qu'on vienne la sauver,
quand elle voit briller sur le dos de la mer
par un homme agitée une grande lumière.
Il lui crie «Ne crains rien» et près d'elle il accourt
et la prend par la main, la tire et la secourt.
Dans une eau moins profonde il l'emmène en lieu sûr
et comme une ombre a disparu sans être vu.
Quatorze vers seulement, faute de temps. La forme, au plus près de l'original : des alexandrins, équivalent normal des quinze syllabes du vers traditionnel grec (lequel, par le jeu des syllabes muettes, se réduit en fait à douze) ; des rimes plates, aabbcc. Fallait-il pratiquer tout ou partie des élisions ? Je ne l'ai pas fait, choix discutable qui rapproche un peu trop sans doute ce poème de notre poésie classique ; pour marquer la différence, montrer que cette poésie-là, à l'origine, était populaire en même temps qu'aristocratique, j'ai compté sur les rimes, que j'ai parfois laissées à l'état de simples assonances. J'aurais sans doute pu, avec davantage de temps, arriver à de vraies rimes, mais à quoi bon ? Ces terminaisons un peu rudimentaires m'ont paru plus opportunes. L'assonance finale, sûr/vu, notamment, me plaît bien, en ce qu'elle souligne la surprise et la déception ; c'est la rime elle-même qui disparaît...
Si je préfère de loin ma tentative aux deux autres, je n'ai pas du tout l'impression d'avoir réalisé un tour de force. J'ai simplement appliqué un certain nombre de recettes accessibles à tout traducteur attentif. J'enrage de ce que nos praticiens francophones soient si souvent frileux face à la traduction en vers, et nos lecteurs insensibles à la musique des mots, parfois, au point de porter aux nues des horreurs informes.
La versification, évidemment, ça exige du temps. Je me rappelle ce grand traducteur qui publia une vaste anthologie dans une collection prestigieuse ; comme je lui demandais pourquoi il n'avait pas traduit en vers les poèmes en vers, il m'a répondu en baissant la voix, Pas eu le temps...
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°199 en avril 2020)