QUATRE CHLOÉ POUR DAPHNIS


Daphnis et Chloé, roman grec du IIe siècle (ou du IIIe), œuvre d'un certain Longus dont on ne sait rien, est encore lu aujourd'hui : dans son pays d'origine, on ne compte pas moins de huit traductions en grec moderne, dont certaines très récentes. En langue française, quatre versions se sont succédé, peut-être plus, entre la Renaissance et aujourd'hui.

Livre III, chapitre 17. Le berger Daphnis et la bergère Chloé, jeunes adolescents, s'aiment d'amour tendre, mais des premiers émois aux dernières privautés, le chemin sera long. Daphnis, étrangement ignorant des réalités physiques de l'amour, va enfin se faire déniaiser — mais par une autre.

L'original :


Οὐδὲν οὖν τῶν μελλόντων ὑποπτεύσας ὁ Δάφνις εὐθὺς ἐγείρεται καὶ ἀράμενος τὴν καλαύροπα κατόπιν ἠκολούθει τῇ Λυκαινίῳ ἡ δὲ ἡγεῖτο ὡς μακροτάτω τῆς Χλόης. Καὶ ἐπειδὴ κατὰ τὸ πυκνότατον ἐγένοντο, πηγῆς πλησίον καθίσαι κελεύσασα αὐτόν «ἐρᾷς» εἶπε «Δάφνι», Χλόης, καὶ τοῦτο ἔμαθον ἐγὼ νύκτωρ παρὰ τῶν Νυμφῶν. Δι´ ὀνείρατος ἐμοὶ καὶ τὰ χθιζά σου διηγήσαντο δάκρυα καὶ ἐκέλευσάν σε σῶσαι διδαξαμένην τὰ ἔρωτος ἔργα. Τὰ δέ ἐστιν οὐ φίλημα καὶ περιβολὴ καὶ οἷα δρῶσι κριοὶ καὶ τράγοι ἄλλα ταῦτα πηδήματα καὶ τῶν ἐκεῖ γλυκύτερα πρόσεστι γὰρ αὐτοῖς χρόνος μακροτέρας ἡδονῆς. Εἰ δή σοι φίλον ἀπηλλάχθαι κακῶν καὶ ἐν πείρᾳ γενέσθαι ζητουμένων τερπνῶν, ἴθι, παραδίδου μοι τερπνὸν σαυτὸν μαθητήν ἐγὼ δὲ χαριζομένη ταῖς Νύμφαις ἐκεῖνα διδάξω.



Premier traducteur dans notre langue, en 1559, le grand Jacques Amyot.


Daphnis, ne se doubtant point de l'embusche, se leva incontinent, print sa houlette en sa main, et s'en alla après Lycaenion, qui le mena le plus avant qu'elle peut dedans le bois, et le plus loing de Chloé, jusques auprès d'une fonteine, où elle feit seoir Daphnis, et lui dit : Amour et les Nymphes ceste nuit me sont venus en dormant conter comment et pour quelle cause tu plorois hier, et si m'ont commandé que te ostasse de ceste peine, en te monstrant comment il faut faire le jeu d'amour, qui n'est pas seulement baiser et accoller, ni faire comme les beliers et les boucs ; c'est bien aultre chose, et bien plus plaisante et plus doulce que tout cela. Parquoi, si tu veux estre deslivré du desplaisir que tu en as, et esprouver l'aise que tu y cherches, ne fais seulement que te donner à moi pour apprenti joyeux et gaillard ; et, en faveur des Nymphes, je t'en monstrerai ce qui en est.


On n'était pas d'une rigueur excessive à l'époque... Les hellénistes auront repéré des rajouts («comment et pour quelle cause», «et gaillard ), des raccourcis («Tu aimes Chloé, Daphnis», que dit d'abord l'initiatrice, disparaît), des modifications : l'apprenti devient joyeux plutôt que délicieux (la rusée, il est vrai, a intérêt à lui dire «je te ferai plaisir» plutôt que «tu me feras plaisir») et le grec ne parle pas de «jeu» d'amour, mais de travail, ou d'œuvre (Amyot a-t-il en tête la chanson de Janequin sur la fillette «qui voulait savoir le jeu d'amour» ?).

Le plus frappant dans cette version, c'est la découpe en phrases. Il y en a cinq dans le texte grec, qui chez Amyot se fondent en deux seulement, très longues. Gros changement de tempo ! Oui, mais ne l'oublions pas : la ponctuation des textes du passé est presque toujours trafiquée par l'éditeur, et quant aux textes antiques, connus par des copies très ultérieures, on ne sait même pas s'ils étaient ponctués. L'option d'Amyot est légitime, elle ne fait pas violence au texte. Je suis juste curieux de savoir s'il a travaillé sur un autre manuscrit différemment agencé, ou s'il a modifié la découpe de son propre chef ; et dans ce cas, s'agit-il d'un choix stylistique personnel, ou n'est-il pas influencé par son époque, laquelle a gardé dans l'oreille les longues périodes de la phrase latine ?

Autre sujet d'étonnement : l'orthographe est certes déroutante, pleine de lettres éliminées depuis, certaines tournures sont tombées en désuétude, mais l'ensemble aujourd'hui demeure tout à fait compréhensible.



Paul-Louis Courier, en 1810, ne propose pas une nouvelle traduction : le prologue à mon édition nous en informe, «il compléta cette traduction, en corrigea quelques contre-sens, en rajeunit le français, l'épura...»


Daphnis, ne se doutant de rien, se leva incontinent, prit sa houlette en sa main, et s'en fut avec Lycenion. Elle le mena loin de Chloé, dans le plus épais du bois, près d'une fontaine, où l'ayant fait seoir : «Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu aimes la Chloé. Les Nymphes me l'ont dit cette nuit. Elles me sont venues, ces Nymphes, conter en dormant les pleurs que tu faisais hier, et si m'ont commandé que je t'ôtasse de cette peine, en t'apprenant l'œuvre d'amour, qui n'est pas seulement baiser et embrasser, ni faire comme les béliers et bouquins ; c'est bien autre chose, et bien plus plaisante que tout cela. Par quoi, si tu veux être quitte du déplaisir que tu en as, et trouver l'aise que tu y cherches, ne fais seulement que te donner à moi, apprenti joyeux et gaillard, et moi, pour l'amour des Nymphes, je te montrerai ce qui en est.


Courier modernise l'orthographe, réintroduit ce qui fut omis, corrige certaines libertés, rétablit le découpage en cinq phrases, mais il montre par ailleurs un respect remarquable du travail d'Amyot, jusque dans certaines redondances. On peut juger cette restauration artificielle, critiquer l'entreprise comme on le fait pour Viollet-le-Duc — lequel ne manque pas de partisans, dont je suis.



On saute au XXe siècle avec Georges Dalmeyda pour la fameuse collection Guillaume Budé aux Belles-Lettres, en 1934.


Daphnis, ne se doutant de rien, se lève aussitôt, prend sa houlette et suit Lycénion. Celle-ci le mène le plus loin possible de Chloé, et, quand ils sont au plus épais du bois, elle le fait asseoir près d'une source : «Tu aimes Chloé, Daphnis», lui dit-elle, «les Nymphes me l'ont dit cette nuit ; en songe elles m'ont conté comme tu pleurais hier, et elles m'ont commandé de te tirer de peine en t'apprenant l'œuvre d'amour. Ce n'est point baiser ni embrasser, ni ce que font boucs et béliers : ce sont des saillies d'autres sorte, et bien plus douces que celles-là, car plus longue est la jouissance qu'elles donnent. Si donc tu tiens à te délivrer de ton mal et à goûter le plaisir que tu cherches, allons, tu vas te prêter à moi. Comme un doux et charmant élève, et moi, pour l'amour des Nymphes, je te donnerai cette leçon.


Je m'apprêtais à persifler ce travail, la digne collection Budé offrant la plupart du temps, plutôt que des traductions, des versions d'agrégation plus ou moins laborieuses. Eh bien non, pour une fois : la copie du professeur Dalmeyda est d'une louable précision qui n'exclut pas une élégance discrète, soulignée d'une légère touche d'archaïsme. On a envie d'accorder la mention Bien.


Et voici enfin le Daphnis d'Aline Tallet-Bonvalot, paru chez Garnier-Flammarion en 1995.


Sans rien soupçonner de ce qui allait arriver, Daphnis se leva aussitôt, prit sa houlette et emboîta le pas à Lycénion, qui l'entraîna le plus loin possible de Chloé. Quand ils furent arrivés au plus profond du bois, elle le fit asseoir près d'une source et lui dit : «Tu aimes Chloé, Daphnis, les Nymphes me l'ont appris cette nuit ; dans mon rêve, elles m'ont raconté aussi tes larmes d'hier, et m'ont priée de te venir en aide et de t'apprendre les gestes de l'amour. Il ne s'agit ni de baisers, ni d'étreintes, ni de ce que font les béliers et les boucs : nous ne sautons pas comme eux, et cela est bien plus agréable, car nous y passons plus de temps et notre plaisir dure plus. Si donc tu as envie d'être délivré de tes souffrances et de découvrir les délices auxquels tu aspires, viens, remets-t'en à moi, sois mon délicieux élève : pour être agréable à ces Nymphes, je t'apprendrai tout ce qu'il faut.


Le texte est serré de près, tout y est. Mis à part des «sauts» problématiques (les «saillies» de Dalmeyda sont plus convaincantes), on ne peut rien reprocher à ce travail d'une grande probité, si ce n'est, peut-être, un certain manque de souffle. «Gestes de l'amour» est un peu prosaïque, «nous y passons plus de temps et notre plaisir dure plus» un peu lourd, «élève» un peu scolaire, et surtout «emboîta le pas», expression moche et froide, fait tache. Tout cela est un peu lourd, et pas assez voluptueux.



On dit que les traductions vieillissent, qu'il faut les refaire à chaque génération ; ce qui n'est pas faux, et pas toujours vrai non plus. Ce qui peut retarder le vieillissement d'une traduction, c'est d'abord qu'elle soit géniale ; ou bien qu'étant contemporaine de l'original, elle baigne à peu près dans les mêmes eaux ; ou enfin, qu'elle vienne d'une époque ayant de profondes affinités avec celle de l'œuvre traduite. C'est le cas de la version Amyot, issue d'un siècle tout imprégné de l'Antiquité qu'il vient de redécouvrir et qu'il fait renaître, émerveillé. C'est cette ferveur, cette délectation que je retrouve, qui s'épanouit en moi dans les longues phrases de la version la plus ancienne, indolentes, balancées, planantes, et voilà pourquoi, quels que soient les mérites des successeurs d'Amyot, ils sont pour moi moins vivants que lui — malgré ses défauts, et en partie peut-être à cause d'eux.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°197 en février 2020)