KÉPI ÉTINCELANT


Ayant remis ma copie à l'éditeur, je la vois revenir après passage entre les mains d'un correcteur, ou d'une correctrice (on m'a soigneusement caché son identité). C'est toujours un moment d'anxiété, même si cela se passe bien très souvent. Cette fois, pourtant, je n'avais pas tout à fait tort de m'inquiéter : les interventions sont nombreuses et hasardeuses. Exemple :


Tandis que les aiguilles de la pendule tournaient laborieusement et que la voix de l'enseignante dictait un thème latin, on voyait par les fenêtres de la classe les reflets dorés du soleil sur la cime des arbres et, resplendissant, faire étinceler le képi en bronze du roi Constantin.


Je ne sais plus ce que j'avais écrit, mais une chose est sûre : cette phrase n'est pas de moi. Une énorme faute de grammaire la rend incohérente, on ne voit qu'elle. Il suffirait d'un petit coup de pouce pour que cela tienne debout :


Tandis que les aiguilles de la pendule tournaient laborieusement et que la voix de l'enseignante dictait un thème latin, on voyait par les fenêtres de la classe les reflets dorés du soleil sur la cime des arbres, resplendissants, qui faisaient étinceler le képi en bronze du roi Constantin.


L'énoncé, cette fois, est grammaticalement correct, mais du point de vue du sens, problème : les reflets ne resplendissent pas, ils ne font pas non plus étinceler, le soleil seul s'en charge et il faut donc raccorder celui-ci au képi. Donc :


...on voyait par les fenêtres de la classe, sur la cime des arbres, les reflets dorés du soleil qui faisaient étinceler le képi en bronze du roi Constantin.


Voilà qui est meilleur, mais insuffisant. Le travail du correcteur a un autre grave défaut : les deux notations les plus expressives, à savoir l'éclat sur les feuillages et la statue, sont noyées dans la masse, alors qu'il faudrait leur donner la place d'honneur : à la fin de la phrase ou d'un membre de phrase, avant une pause, point ou virgule, qui leur laisserait le temps de résonner.

Je consulte mes archives. Voici ce que j'avais écrit avant toilettage :


Tandis que dans notre classe les aiguilles de la pendule tournaient laborieusement et que la voix de l'enseignante nous dictait un thème latin, on voyait par les fenêtres les cimes des arbres où le soleil mettait des reflets d'or, et le képi de bronze du roi Constantin étincelant.


On voit d'abord, logiquement, la cime des arbres, puis les reflets dorés sur elle ; on ne termine pas sur le roi Constantin dont on se fout, mais sur le jeu de lumière. La phrase, du coup, me paraît plus visuelle, plus vivante, non ?

Cette règle du meilleur pour la fin, le B, A, BA de l'écriture, m'est tellement instinctive que je ne comprends pas les sourds qui persistent à l'ignorer — parmi eux, certains bons auteurs... Mais je me gronde aussitôt d'avoir écrit «je ne comprends pas» : il faut essayer de comprendre l'autre — ne serait-ce que pour mieux le combattre. Dominant mon agacement, je me penche sur la copie corrigée ; j'y remarque d'autres interventions moins désastreuses, mais non moins éclairantes. En fait tout se tient : je suis en face d'une autre conception de l'écriture. Une autre logique.

C'est le mot qui convient : mon bourreau est soucieux de logique. On voyait quoi ? Les reflets. Où ? Sur les arbres. Complément d'objet puis complément de lieu. Ils sont en or, ces reflets ? Non bien sûr, ils ont une couleur dorée. «Reflets dorés», donc, s'il vous plaît, soyons précis, pas d'exagérations de mauvais goût. Le képi du roi étincelant ? Mais alors, ce n'est plus le képi qui étincèle, c'est le roi lui-même — ou, admettons, le képi et le roi à la fois ! Il y a là amphibologie ! Vite, clarifions !

Les professeurs de lettres du personnage, apparemment, ne lui ont pas appris qu'une telle ambiguïté pouvait être heureuse. Ma fin de phrase disait implicitement ceci : c'est le képi qui étincèle, tu l'as compris, lecteur, mais je te laisse imaginer en plus — et c'est encore mieux — que l'éclat du képi fait vaguement étinceler, par contagion, toute la statue.

Pourquoi a-t-il déplacé la mention de la classe vers le milieu de la phrase ? Pour alléger ? Mon «dans notre classe», que j'avais placé au début pour situer la scène (pour le coup c'est moi le plus logique), cède la place aux «fenêtres de la classe», et l'on gagne une syllabe, ce qu'on peut rapprocher d'un autre «nous» biffé, mon «nous dictait» devenant «dictait». Modification infime sans doute, mais signifiante : évacuer les deux «nous» de la phrase, ce n'est pas gratuit. Peut-on aller jusqu'à déceler ici une différence culturelle entre deux pays ? D'un côté la Grèce où les individus sont plus unis, plus solidaires (très important, le «nous» dans les textes grecs) et la France plus froide et individualiste ? La phrase, dans l'affaire, a encore perdu un peu de chaleur — comme si le reste n'avait pas déjà suffisamment jeté un froid.

On pourrait évoquer aussi mon «képi de bronze» devenu «képi en bronze», probablement pour éviter le double génitif, «de bronze du roi» — ce double génitif qui ne m'effraie pas outre mesure, et que j'accueille même parfois volontiers pour sa valeur expressive. Il me paraît ici agréablement rebondissant, et en mettant les choses au pire, tout à fait anodin. Pourquoi changer ça, sinon pour marquer son territoire, s'ériger en défenseur du Beau Langage et tenter de prolonger l'existence de ce vieux dragon poussif, le français d'éditeur ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°196 en janvier 2020)