CURE D'AMAIGRISSEMENT


I had thought that when she died it would be like having a weight removed and I would rise up and be free of her, but now I realize that she'll always be here, inside me, and I suppose when I'm least expecting it I'll look in the mirror and see her expression or open my mouth and speak her words.


Quelques lignes tirées d'un roman de Kate Atkinson. Un anglais simple, j'ai pu lire tout le bouquin sans traduction à côté, oui mais j'aime bien les consulter, les traductions. Il se débrouille comment, le confrère ?

Ici, à première vue, rien d'anormal. Je ne suis pas transporté, cela paraît un peu lourd sur la fin, mais ça peut aller. C'est en comparant avec la v.o. que je fais la grimace :


J'avais pensé que lorsque Bunty mourrait, je me sentirais libérée d'elle, mais je me rends compte maintenant qu'elle sera toujours là, en moi, et je suppose que, dans l'avenir, au moment où je m'y attendrai le moins, je me regarderai dans une glace et y reconnaîtrai son expression, j'ouvrirai la bouche et entendrai ses paroles en sortir.


Bunty, précise le traducteur, là où l'auteure se contentait de «elle». On reconnaît là cette manie française de tout bien expliquer, de redoubler les points sur les i, même quand c'est superflu, comme si le lecteur était distrait ou vaguement débile.

Lorsque Bunty mourrait. Six syllabes, contre trois à l'anglais. Il y a là pourtant des solutions faciles pour alléger...

Je me sentirais libérée d'elle. L'idée y est, d'accord, mais déshabillée de son vêtement d'images : celle du poids, à vrai dire banale, et surtout celle du redressement, plus inattendue et plus forte. Ce «rise up», c'est ce qu'il y a de plus précieux dans la phrase.

Dans l'avenir. Il sert à quoi, ce rajout ?

Je me regarderai dans une glace. Oui, c'est le mot-à-mot, mais il traîne un peu, on peut sûrement trouver plus bref. Et «glace» n'a pas la même force évocatrice que «miroir».

Et y reconnaîtrai son expression. «Reconnaître» au lieu de «voir», jugé trop simple et pauvre. On reconnaît là un autre défaut commun à bien des traductions françaises : on habille le texte, on l'enjolive. C'est plus convenable. Couvrez ce mot tout nu que je ne saurais voir.

Et entendrai ses paroles en sortir. Nouvel ajout ! Le traducteur s'émancipe, sans doute las de cet esclavage qu'est la traduction, ou ne sachant peut-être pas comment se dépatouiller de son français. «Dire» et «mots» ne sont pas présentables, il nous faut «prononcer» et «paroles», mais «je prononcerai ses paroles», non, ce n'est pas très joli... D'où cette notation à vrai dire intéressante, vivante, qui montre la narratrice étonnée par elle-même. Seulement voilà, rien de tel en anglais, où la fin, purement factuelle, très brève, nous touche par son dépouillement.


Facile de critiquer, dira-t-on. Tu traduis du grec, mais l'anglais c'est autre chose, mon gars.

Me voilà contraint de proposer ma v.f. à moi :



Je croyais qu'à sa mort je me relèverais, libérée d'un poids, mais maintenant je me rends compte qu'elle sera toujours là, en moi, je suppose qu'au moment le plus inattendu, devant le miroir, je verrai son expression, ou bien j'ouvrirai la bouche et dirai ses mots.


Je n'en suis pas spécialement fier, de cette ébauche. N'importe quel pro armé de bons et simples principes en ferait autant. Mais je me réjouis tout de même de ce que ma version soit plus courte (265 signes), non seulement que la trad publiée (340), mais que l'original anglais (297) ! Et ce sans rien sacrifier. Les traductions ne seraient-elles pas un peu comme les jardins, qui foisonnent seulement quand le jardinier a la flemme ?

Deux petites remarques :

Je n'aime pas trop «maintenant», trop long, trop lourd, que je remplace volontiers par un simple «là». Je voulais le faire ici, mais cela m'obligerait à remplacer le «là» de «elle sera toujours là», juste après, qui est un moment fort, par «présente», et j'y perdrais plus que je n'y gagnerais.

«Words», en anglais c'est aussi «paroles», et «to speak s.o.'s words» est plus naturel sans doute que «dire les mots de quelqu'un», mais «dirai ses mots» ce n'est pas du charabia non plus, c'est bref et d'autant plus percutant que légèrement inhabituel.


L'auteur de la traduction officielle, Jean Bourdier, était un pote du père Le Pen. Sont-ils nombreux, les traducteurs d'extrême droite ? Ceux que je fréquente, me semble-t-il, penchent plutôt de l'autre côté.

Je me demande soudain s'il existe un lien entre l'appartenance politique d'un traducteur et sa façon de traduire. Je ne vois rien sur ce sujet dans l'immense littérature traductologisante qui nous submerge ces derniers temps. Débat dangereux ? Ou largement foireux ? Les deux sans doute. Logiquement, des idées de droite devraient induire un maniement de la langue plutôt conservateur et guindé, mais les exemples contraires abondent, la gauche a elle aussi ses raideurs, et mieux vaut m'en tenir là pour l'instant. Avoir flanqué une claque posthume à un vieux facho, c'est suffisamment de bonheur pour aujourd'hui.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°193 en octobre 2019)