Fascinant, le haï-ku. En raison de sa brièveté sans doute. Il a essaimé bien au-delà de son Japon natal, un peu partout, y compris en Grèce. Non content d'avoir séduit le grand Sefèris autrefois, il vient de connaître là-bas, en 2011, une consécration éclatante : un recueil tout entier.
Dans son Histoire de la philosophie occidentale en cent haï-ku, Hàris Vlavianos condense la pensée de cent philosophes en trois vers chacun ! Entreprise originale, dont l'un des mérites est de nous apprendre, à nous autres Français, ce qu'est vraiment le haï-ku.
Comment ? Nous ne le savons pas encore ?
Pas tout à fait.
Nous avons de belles anthologies traduites du japonais, et de beaux haï-ku en langue française, mais nos traducteurs et nos poètes font du haï-ku, toujours (ou presque ?), un poème en vers libres, ne conservant que la règle des trois lignes inégalement brèves. Vlavianos, lui, et tous ses compatriotes avant lui — autant que je sache —, suivent rigoureusement le modèle nippon : trois vers au nombre de syllabes strictement fixé : 5+7+5. Du même coup c'est un objet poétique différent qui apparaît.
Il nous offre d'abord, ce rythme-là, un subtil mélange de symétrie et d'irrégularité : les vers extérieurs qui se répondent, celui du milieu qui dépasse ; les deux premiers vers qui ébauchent une avancée, le recul du troisième. Une alliance de mouvant et d'immobile.
Ensuite, j'ignore quel effet produisent en japonais les vers de cinq syllabes et ceux de sept, mais le hasard veut que chacun des deux mètres, en poésie française, soit plutôt rare, et leur combinaison plus encore, d'où un aspect insolite opportun, s'agissant d'une poésie lointaine. De plus, ils sont tous deux impairs, avec l'allure inachevée, suspendue que cela implique, en accord avec la nature profonde du haï-ku, ce côté à la fois clos et ouvert d'où il tient une partie de sa magie. Le haï-ku, c'est l'art de pousser en même temps à l'extrême la concentration et le rayonnement.
Ce qu'on aimerait savoir, c'est pourquoi les Français dans leur ensemble n'ont pas voulu entendre la musique du haï-ku. La faute à un traducteur initial paresseux ou sourd ? À un mépris de nos poètes à l'égard des mètres réguliers, jugés ringards ? Tous méprisants, vraiment ? Enfin, là n'est pas notre sujet. Ce qu'il faut raconter dans cette rubrique, c'est surtout le traducteur un peu désorienté d'abord devant cette cadence nouvelle, et qui peu à peu s'accoutume, se laisse gagner par le charme subtil de ce balancement, son infime boiterie et son allure planante,
et l'envoûtement
de ce rythme répété
si obstinément.
Heureux traducteur, qui a aiguisé son oreille et enrichi sa boîte à outils, sa petite collection de rythmes.
Au cours du travail, un problème se pose : les rimes. Je doute qu'elles existent en japonais. J'aurais peut-être dû m'informer, mais mon souci d'authenticité a des limites. Je ne les ai pas évitées quand elles se présentaient, surtout quand elles viennent souligner le sens.
Un aba, par exemple, met l'accent sur un effet d'écho entre les deux vers extrêmes. Jacques Lacan :
J'ai ressuscité
Freud. Mais il a des disciples.
Ils m'ont crucifié.
Un aab apporte un effet de surprise au dernier vers. Xénophane :
Dieu est dessiné
par un skinhead : à son nez
il porte un anneau.
Exceptionnellement, un aaa peut donner une impression de calme plat monotone. Sextus Empiricus :
J'ai anéanti
les dogmatiques. Je vis
dans l'ataraxie.
Un puriste me ferait sans doute les gros yeux. En grande partie d'accord avec lui, je n'ai pas recherché la rime, ne la jugeant pas nécessaire, et goûtant même à l'occasion son absence : celle-ci apporte à nos oreilles françaises, elle aussi, une impression d'étrangeté bienvenue. Mais dans ce contexte particulier, où la poésie s'imprègne d'humour, la touche comique apportée à l'occasion par une rime ne me semble pas détoner, au contraire.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°190 en juillet 2019)