J'ai donc décidé, il y a vingt-cinq ans, d'éditer mes poètes moi-même. Comment les présenter ? Sans maquettiste et sans argent, j'ai pris le parti du dépouillement absolu : pour la couverture, fond uni (un bleu discret), informations réduites au minimum (auteur, titre, traducteur, maison d'édition), typo basique (arial), pas d'illustration. C'était là se plier à la nécessité, mais en même temps satisfaire un vœu profond : le texte, rien que lui, dans sa beauté sans voiles. Pas d'emballage séducteur, d'effets typographiques savants. Pauvreté, austérité, pureté.
Je ne me rendais pas compte, alors, que cet effacement lui-même était un message au lecteur : ces humbles petites lettres sur la couverture, ce grand espace au-dessus, orgueilleusement vide, cela voulait dire, Je suis pauvre mais digne, moi au moins je ne racole pas.
Il y a cinq ans, nouveau départ avec le Miel des anges. J'étais désormais moins fauché, et surtout je ne travaillais plus seul : Carole, ma compagne, graphiste de son état, avait son mot à dire. Il convenait, selon elle, de se montrer un peu moins janséniste ; sans se prostituer pour autant, il fallait tout de même tendre la main au lecteur, l'enjôler un brin. On publie pour être un peu lu, tout de même.
Nous avons scruté la concurrence. La poésie étrangère n'a pas trop à se plaindre : de belles éditions souvent, papier crémeux avec de grandes marges, couvertures sobrement élégantes, ornées d'une discrète vignette — la classe. On les imagine, ces livres, entre les mains de gens raffinés, pour qui lire la poésie est une activité noble, réclamant un certain décorum, du confort, voire du luxe.
N'oublions pas cependant d'autres lecteurs possibles, moins distingués, moins initiés, que cette mise en scène — et le prix de vente qu'elle implique — risque de faire fuir. Or c'est ce public là aussi que nous souhaitons toucher. Nous avons fait un pas vers lui. Nous avons réduit les coûts, et par conséquent les prix, en tassant un peu la mise en page. Quant aux couvertures, elles se sont lancées dans la couleur — LES couleurs. Celle du fond est toujours différente, en fonction de la tonalité du texte. Une image occupe la moitié de la surface. Pour les six volumes de l'anthologie Poètes grecs du 21e siècle et les trois volumes de Nouvelles fraîches, pas de mer bleue, d'îles blanches, de vieux pêcheurs, de Parthénons ou de chatons, mais des vues de la vraie Grèce d'aujourd'hui, loin du tourisme et du folklore. Pour les volumes consacrés à un auteur, prosateur ou poète, un gros plan de son visage (les yeux et la bouche), comme s'il était proche de nous à nous toucher. Pour la série théâtrale, une seule et même image — un plateau de théâtre, stylisé — où seules les couleurs des projecteurs changent à chaque livre.
Il nous fallait un logo. Carole a dessiné une petite ruche aux couleurs vives dans un style joyeux, enfantin — celui qu'on retrouve sur notre site internet. C'est un sourire au lecteur. Une façon de lui dire que notre jardin n'est pas la chasse gardée de quelques graves experts ; que les poèmes, les nouvelles et les pièces proposés, difficiles parfois, ne sont pas pour autant des montagnes inaccessibles, mais des collines à taille humaine ; que le Miel des anges, malgré le sérieux de son travail, ne se prend pas trop la tête non plus.
Est-il besoin de le dire ? Le nom du ou des traducteurs est présent sur toutes ces couvertures, comme sur celles de mes Cahiers grecs autrefois, et celles aussi de tous les éditeurs qui respectent le travail des autres.
Quant à la maquette intérieure, les nombreux choix qu'elle exige ne sont anodins qu'en apparence. Rien n'est gratuit. La disparition de la police Arial au profit d'un Garamond plus habillé : concession aux bons usages. Les titres en bas de casse et décalés sur la gauche au lieu de trôner au centre : atténuer le côté pompeux inhérent au texte imprimé. Les notes éventuelles en fin de volume et non en bas de page comme dans les publications scientifiques : ne pas alourdir, ne pas rompre le charme. La table des matières au début, comme dans d'autres pays : pas de raison impérieuse, sinon peut-être le désir idiot de faire l'original. Ma préface en postface : discrétion élémentaire. Se pavaner à l'entrée, confisquer le micro, faire de l'ombre à l'auteur ? Mais pour qui se prend-on ! Le quatrième de couv. suffit à présenter l'ouvrage, lira ma prose qui voudra en fin de volume.
Ce que pense le public de nos couvertures ? Les compliments sont rares et les critiques plus rares encore, mais on nous ménage sans doute par politesse. Une autre présentation amènerait-elle un accroissement des ventes ? Comment savoir ? Une chose est sûre : le public des étudiants fauchés fous de poésie, dont nous rêvions, n'existe plus. Ceux qui nous achètent et nous lisent ont presque tous notre âge. Longue vie à vous, camarades seniors, nos sauveurs ! J'espère de tout mon cœur que nous partirons avant vous.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°187 en avril 2019)