PLACE AUX JEUNES


Dans je ne sais plus quel texte grec à traduire, je tombe sur des vers en anglais : la fin de «Dover Beach», célèbre poème du victorien Matthew Arnold.


Ah, love, let us be true

To one another! for the world, which seems

To lie before us like a land of dreams,

So various, so beautiful, so new,

Hath really neither joy, nor love, nor light,

Nor certitude, nor peace, nor help for pain;

And we are here as on a darkling plain

Swept with confused alarms of struggle and flight,

Where ignorant armies clash by night.


L'auteur grec a traduit ces vers dans sa langue, il faut donc les donner en français. Je pourrais le faire moi-même : je traduis des vers grecs à tour de bras, j'ai étudié puis enseigné l'anglais, le contenu est clair, la versification limpide — pentamètre ïambique, un système de rimes tout simple —, pas de problème technique majeur, qu'est-ce que j'attends ?

Eh bien non. D'éminents anglicistes sont sûrement passés avant moi, leurs traductions s'affichent sur Internet et cela m'intimide. De quel droit irais-je m'introduire dans leur pré carré ? Je vais me contenter de choisir entre leurs versions.

Celle-ci, signée d'un nom inconnu ?


Ah, mon amour, soyons fidèles

L'un à l'autre ! car le monde qui semble

S'étendre devant nous telle une terre de rêves,

Si diverse, si belle, si nouvelle,

Ne possède en réalité ni joie, ni amour, ni lumière,

Ni certitude, ni paix, ni secours à nos peines ;

Et nous sommes ici comme sur une sombre plaine

Balayée par une clameur confuse de combat et de fuite,

Où d'ignorantes armées s'affrontent de nuit.


Ce qui me caresse gentiment l'oreille, dans ces quelques lignes, c'est «Si diverse, si belle, si nouvelle» et «ni secours à nos peines» — traductions mot-à-mot en fait. Pour le reste, ne parlons pas de poésie : c'est un exercice de version bien sage en prose découpée. Aucune recherche de rythme, aucun vers ne balance vraiment. Passons.

Voici maintenant le travail d'un grand maître disparu, réputé en particulier pour ses traductions de poésie, et que j'admire depuis ma plus tendre jeunesse.


Ah mon amour, soyons fidèles

L'un à l'autre : le monde, bien qu'il semble

S'étendre devant nous comme un pays de rêve

Aussi varié que beau et neuf,

Est vraiment sans amour, sans joie et sans lumière,

Sans paix ni certitude, où la douleur est reine.

Nous semblons être au soir tombant sur une plaine

Que traversent les bruits confus de luttes et de débandades

D'armées aveugles qui se heurtent dans la nuit.


On sent que le grand homme connaît la musique. Il installe un rythme, lui au moins : le monde, bien qu'il semble, 6 syllabes ; S'étendre devant nous comme un pays de rêve, alexandrin ; Aussi varié que beau et neuf, 8 syllabes ; puis trois alexandrins à la file, pour finir sur un 4+4+4 harmonieux. Oui mais ce bel effort sent un peu l'effort, justement : son «aussi que» prosaïque abîme le charme ternaire du vers anglais, et surtout son «où la douleur est reine», du point de vue de la syntaxe, est carrément fautif. Quant à l'avant-dernier vers, malgré sa régularité (8+8), il brise cruellement la cadence — à moins que le but ne soit d'illustrer musicalement «confus» et «débandades»...

Fallen idol. Tristesse.

Le hasard fait que je rencontre alors une jeune consœur, Patricia Lenoir, et que je lui raconte ma déception. Le lendemain, elle m'envoie un mot. Elle a étudié l'anglais, elle aussi ; elle a lu la v.o. et les deux v.f. ; moins inhibée que moi, elle s'est jetée à l'eau avec l'audace de la jeunesse et m'envoie sa version toute fraîche :


Ah, mon amour, soyons fidèles

L'un à l'autre ! Le monde, alors qu'il apparaît

Étalé devant nous tel un pays de rêve

Si nouveau, si beau, si divers

Est sans amour, sans joie et sans lumière,

Sans paix ni certitude, sans remède à nos peines.

On se croirait sur une sombre plaine

Que balaient des clameurs de combats et de fuites,

Où d'aveugles armées se heurtent dans la nuit.


Je ne dis pas que j'aurais fait exactement comme elle, mais j'aime ce que j'entends là. D'un bout à l'autre, la pulsation est maintenue par des alexandrins alternant avec deux décasyllabes et un octosyllabe, sans pour autant faire trop violence au sens. J'aurais essayé, fidèle à mes principes, de conserver ces rimes plates, mais le recours à l'assonance permet ici de sauver les meubles et le retour insistant du [è] compense la faiblesse des rimes. Du coup je me sens libre d'oser — mais ai-je encore besoin de le faire ? Place aux jeunes.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°186 en mars 2019)