Existe-t-il quelque part un Manuel de français d'éditeur ? J'en doute. Cet idiome, naguère en vigueur dans toutes les bonnes maisons d'édition du pays, aurait dû être, par définition, d'une pureté, d'une cohérence parfaites, immuable jusque dans ses moindres détails ; or je soupçonne que le hardi linguiste du siècle dernier, cherchant à cartographier ce français exemplaire, interrogeant directeurs de collections et correcteurs, eût récolté plus d'une fois de scandaleuses variantes.
L'unanimité, cependant se serait faite sur certains points, et en particulier sur cette loi sacrée : le français n'aime pas les répétitions. À en croire les gardiens de la tradition d'autrefois, le comble du bien-écrire était de ne jamais employer un mot plus d'une fois par page. L'origine de cette règle, étrangère à bien d'autres langues, à toutes celles que je connais en tous cas ? Il s'agissait sûrement pour le scripteur de déployer la richesse, le raffinement exquis de la nôtre, tout en exhibant sa parfaite maîtrise d'icelle, sa scrupuleuse vigilance, lesquelles faisaient de lui son digne ambassadeur.
Flaubert lui-même, coupable d'infractions stylistiques innombrables et délibérées, respectait cette loi, pour d'autres raisons il est vrai : écrire, pour lui, c'était dérouler un long tapis de mots à l'infini, sans le piétinement et les regards en arrière des répétitions, à la manière d'un trottoir roulant : l'image est de Proust lui-même, dans un article, «Sur le style de Flaubert», dont toute personne qui écrit, qui traduit ou qui simplement lit devrait ruminer chaque mot.
Exceptons Flaubert, il a ses raisons propres, excellentes. Cette loi sacrée, entre nous, devient vite un carcan arbitraire et mutilant — du moins dans sa version extrême. J'en parle au passé car au fil des ans elle a tout de même perdu de sa virulence. Les traducteurs du passé la connaissaient bien et s'y pliaient, pas le choix, mais les cerbères du beau langage, peu à peu, ont desserré leur faux-col en celluloïd et assoupli nos entraves.
Jusqu'à quel point ?
Je viens de traduire un roman pour un grand éditeur. Le texte est plein de répétitions, comme la plupart des textes grecs. À la lecture de la v.o. elles ne m'ont guère gêné : elles font partie du paysage. Elles révèlent un autre rapport à la langue (un moindre souci d'élégance, une simplicité, une familiarité, une oralité plus grandes), et presque un autre rapport au temps. Le grec, d'habitude, prend son temps. (Oups ! Temps... temps... Désolé.) Or une fois transposées en français, certaines de ces répétitions passent mal. Le texte me paraît vaguement mal écrit, voire un peu plouc. Je suis moi-même conditionné, à force de lire du bon français. Je supprime donc quelques unes de ces redondances, les plus voyantes, plus d'autres dont je prévois qu'elles pourraient poser problème à mes relecteurs de la maison d'édition.
Je travaille là dans des conditions idéales : on me connaît, on respecte mon travail ; la correctrice, une perle, n'impose rien, se bornant à questionner, à suggérer tout au plus. Et nous allons discuter ensemble ses annotations sans le moindre conflit.
Je lui demande :
— Tu viens d'où ?
On demande aux fonctionnaires l'origine de leurs revenus, mais pour les immigrés c'est l'origine tout court.
On ne peut évidemment pas sabrer la répétition d'«origine», puisqu'on joue sur le mot, mais on me demande (pardon : on me propose) d'ôter un «demande». Pas de problème, ce sera «Je l'interroge», même si ce double «demande» ne me dérange en rien.
— Trouve-moi quelqu'un pour les livrer, dit-il à Erol en le suppliant presque, et il lui donna cinquante piastres de plus pour sa peine, que l'autre empocha, toujours bougon, sans dire merci.
Le magasin d'étoffes de Vassilis Samartzis se trouvait dans le quartier de Péra.
Moi pas gêné, mais je conçois qu'on le soit. «...était situé».
Il prit un bout de pain et sauça son assiette.
— Les trois mousquetaires, reprit-il.
Bon, bon. «...poursuivit-il».
Il ne restait rien. Les étagères dévastées, vides. Les seuls tissus qui restaient jonchaient le sol.
Je l'aime bien, celle-là, qui exprime bien l'accablement. Mais on ne va pas se disputer pour ça. «Quelques tissus jonchaient le sol.»
Au plafond pendaient huit crocs de boucher. On leur mit la corde au cou et on les pendit aux crochets jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Celle-là aussi je l'aurais bien gardée, mais bon. «... étaient fixés». La correctrice m'incite à virer «aux crochets», elle a raison.
J'ai frappé à la tête. Il est tombé. Je crois que le premier coup m'a délié les mains et j'ai continué de frapper en aveugle.
Il frappe, il frappe. J'ai accepté «continuer de cogner», je n'aurais peut-être pas dû.
Par moments, il frappe le parquet du pied ou de la main.
Il pourrait être de la police, vu la façon dont il danse, mais les policiers touchent encore une retraite rognée il est vrai et n'ont pas besoin de vendre des fleurs dans les cafés.
Tous les clients sont debout et frappent dans leurs mains en cadence...
Ils frappent en cadence, ils n'arrêtent pas, alors nous non plus.
Moi je m'asseyais sur la même chaise, les genoux serrés, comme maintenant, et ma mère était assise en face de moi, elle aussi les genoux bien serrés.
La reprise souligne la symétrie des attitudes, et son côté pesant souligne la gêne des personnages.
— Tu l'as touché ? demande Papadakis.
— Je n'ai rien touché.
Du tac au tac. On garde.
— Écoute, ces gens-là sont dangereux. Ils ne se battent pas pour un foulard, ça va bien plus loin. Ils ne sont pas venus donner un conseil, mais prévenir ton père qu'il doit se tenir tranquille, car il y a danger.
Là aussi, mieux vaut répéter, pour insister sur ce danger. Dès qu'il y a émotion, la langue piétine.
Agni Krull avait chaque jour un peu plus de mal à préparer autre chose que de la soupe et des patates. Cette disette et les bombardements continuels faisaient seuls sentir que la guerre tournait mal.
Même chose. Ça va mal, on patauge.
«Reconnu» et «connu» à cinq lignes d'intervalle.
«Il se rappelait» et «rappelle-moi» à six lignes.
Peu me chaut.
Vous nous avez dit que notre prochain, c'est les Albanais, on les a eus sur le dos. Puis que notre prochain, c'est les Bulgares et les Roumains, et ils nous ont piqué nos boulots. Et maintenant, notre prochain c'est ceux qui viennent du fin fond de l'Asie ? C'est eux le village d'à côté ?
Un dialogue, des personnages un peu frustes et en colère. On garde tout.
...de taille moyenne, en col roulé et blouson de cuir, la barbe bien taillée.
Ce n'est pas le même mot, ni la même forme d'ailleurs, où est le problème ?
Il a une peau très pâle, comme ceux qui passent leur vie dans des lieux clos, sous une lumière artificielle.
— J'ai passé toute ma vie d'écrivain à l'étage du café Zonar's, poursuit Romylos, mais depuis qu'il a été restauré, ce n'est plus la même chose et j'ai déménagé ici.
Il pousse un soupir et poursuit :
Ces deux-là n'apportent rien, me semblent lourdes, et je suis même gêné de ce que le personnage reprenne les mots du narrateur. D'accord, virons ça. «Ceux qui passent leur temps». «...et continue».
Je trouverai par la suite, à ma grande honte, un certain nombre de ces répétitions qui m'ont échappé. Conditionné par le français ? Oui, mais par le grec aussi...
— Tu avais besoin de venir jusqu'ici ? lança Mourat. Avec la même somme, tu aurais pu t'acheter une maison en Turquie sur la côte.
Son père le regarda, surpris, comme si son fils venait de blasphémer.
Là aussi, maladresse. Cette rép... cet écho (cette redite, cette réitération) n'apporte rien.
Conclusion : le texte sort bien peigné de chez le coiffeur, il pourrait être un chouya plus ébouriffé à mon goût, mais on le reconnaît tout de même. Tout va bien.
Est-ce toujours le cas dans la grande famille éditoriale ?
Question subsidiaire : comment la norme va-t-elle évoluer ? Dans quelques années, peut-être, on m'accusera d'avoir exagérément francisé, normalisé, aseptisé le texte. À moins que le puritanisme, l'autoritarisme et la haine de l'étranger ne reviennent un jour en force, dans l'édition comme dans d'autres domaines ? Rien n'est jamais acquis.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°181 en octobre 2018)