PALIMPSESTOLOGIE


Nous autres traducteurs devons beaucoup à la revue Palimpsestes, publiée par les Presses de la Sorbonne Nouvelle, qui étudie depuis trente ans, méthodiquement, la traduction littéraire. Son fondateur, le regretté Paul Bensimon, fut un être harmonieusement bicéphale, praticien autant que théoricien, excellent dans les deux domaines. La revue a hérité de son géniteur sa double nature ; elle a combiné, ou du moins fait alterner, d'un article à l'autre, la réflexion traductologique et l'approche pragmatique. Chaque numéro, de même, était double : un cahier rassemblait les articles proprement dits, et un autre, plus mince, les exemples illustrant chacun d'eux. On pouvait ainsi passer de douces heures à comparer, par exemple, plusieurs traductions d'un même texte.

Si j'en parle à l'imparfait, c'est que Palimpsestes a changé. Les thèmes des premiers numéros ne manquaient pas d'ampleur : Traduire le dialogue. Traduire la poésie. Retraduire. Niveaux de langue et registres de la traduction. L'ordre des mots. (Dans ce N°7, je me souviens notamment d'un texte lumineux du grand Bernard Lortholary.) Avec le temps, évidemment, les sujets deviennent de plus en plus difficiles à trouver, et de plus en plus pointus. Ce qui donne, ces dernières années : La traduction de l'adjectif composé. Le réel en traduction : greffage, traces, mémoire. Traduire la cohérence. La cohérence discursive à l'épreuve : traduction et homogénéisation.

On devine, rien qu'à lire ces titres impressionnants, que Palimpsestes a viré de bord. Bensimon disparu, la relève est assurée par une équipe de traductologues purs et durs ; congédiés les simples praticiens, oublié le cahier d'exemples ; l'équilibre est rompu.

Je me suis plongé plein d'espoir, tout de même, dans le n°27, Traduire le rythme, paru en 2014. Le rythme ! Quoi de plus essentiel, de plus passionnant à étudier !

J'émerge à l'instant de ces 250 pages compactes, plutôt abattu.

Le discours universitaire hard qui s'y étale ferait le bonheur des jargonologues. Collectionneur dans l'âme, j'ai précieusement noté les perles suivantes : analyse performative/illocutoire... équivalence référentielle ou connotative... subjectivité déictique, ou modale-aspectuelle, ou simplement rhétorique... hypotaxe... proxémique... reprises anaphoriques... variation diastratique et diaphasique...

Bref, Trissotin a chassé Molière.

Il y aurait là, je le reconnais, un travail passionnant à faire pour traduire ce numéro en français, mais je ne m'en sens pas le courage. En fait, cette incontinence lexicale m'a coupé l'appétit, bougonner m'a empêché de lire sérieusement ce numéro, dont le contenu méritait sûrement davantage d'attention. Il y a là, en effet, à côté d'inévitables enfoncements de portes ouvertes, des analyses d'une grande finesse, sur le sprung rhythm de Hopkins, par exemple, saisi au vol par Carole Birkan-Berz.

Dans ce numéro, deux points surtout m'ont retenu.

D'abord, la tentative d'analyse du rythme dans la prose, tentative nécessaire, afin que tous, lecteurs, traducteurs, auteurs, se fourrent bien ça dans la tête : il y a autant de rythme en prose qu'en poésie. Évidemment, il est moins visible qu'en poésie, et plus complexe. Matthew Clark le reconnaît avec une humilité attendrissante : «I am not sure, however, that a theory of prose rhythm is possible. There are too many good rhythms, and too many factors in the creation of rhythm.» Remarque un peu naïve, quand on y pense : comme si, pour exister, une théorie se devait de tout expliquer dans son domaine ! Il n'y a, dear sir, que des théories plus ou moins incomplètes, des ébauches plus ou moins boiteuses — et c'est bien ainsi, non ?

«Too many factors», dit Clarke. Le grand intérêt de ce numéro, c'est justement qu'il explore ces facteurs, ici ou là, ce qui amène une très précieuse extension du domaine du rythme. Car on ne fabrique pas seulement du rythme avec la longueur des segments d'une phrase, mais avec le nombre de ces segments ; pas seulement avec le nombre de syllabes, mais avec leurs sonorités : les petites percussions des consonnes bien sûr, et le retour des sons vocaliques.


Tyger, tyger, burning bright

In the forests of the night...


Carole Birkan-Berz analyse finement ce poème célèbre de William Blake, avec «son rythme trochaïque [—v, —v, c'est moi qui précise] qui produit sur le lecteur l'effet d'un tambour rituel primitif.» Voilà qui me parle davantage que la diaphasie ! Mais quelle frustration de ne pas avoir in extenso les deux premiers vers au moins des cinq traductions françaises répertoriées...

Et tout à fait entre nous, quelle déception en lisant des bribes de ces versions, certaines dues à de grands noms :


Tigre Grand Tigre qui brûles brilles...


Dans ce vers-là, aucune pulsation, aucune vie... Ici plus encore qu'ailleurs, c'est le rythme cadencé qui doit occuper le premier plan ; ensuite on s'occupe des sonorités, si possible. Et c'est possible. Pourquoi pas


Tigre Tigre qui flamboies

dans la nuit dans ses grands bois...


Cela dit, pas mal du tout, la traduction de A.Z. Foreman, qu'on peut lire sur son site poemsintranslation.blogspot.com. Même si je ne suis pas convaincu par son :


Tigre ô Tigre ! Toi qui luis

Au fond des forêts de la nuit...


Luire ne brille pas assez, le feu a disparu, et puis ce ô grandiloquent n'est pas dans le ton — d'autant qu'il évacue le e muet, lequel, en accentuant le contraste entre syllabe sonore et syllabe étouffée, ferait du même coup balancer plus encore le vers.

Je voulais parler de Palimpsestes, et je dérive. Je voulais prendre de la hauteur, et je pinaille sur des détails infimes. Je voulais terminer sur une note positive, et je clos en râlochant ce billet d'humeur.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°180 en septembre 2018)