On en parle beaucoup, de cette retraduction du 1984 d'Orwell. Certains diront que je ferais mieux de ne pas mettre mon grain de sel : les commentaires que j'ai lus ou entendus un peu partout ont presque tout dit, et d'abord je n'ai pas étudié le travail de Josée Kamoun — juste quelques lignes, à côté du même passage dans l'ancienne version. Ce bref extrait a suffi pour me convaincre de ce sur quoi tout le monde s'accorde : la version Kamoun est nettement plus vivante et brillante. Comme dit quelqu'un, ça vous prend aux tripes.
Ce qui pose problème aux commentateurs, c'est plutôt l'aspect lexical.
C'est Newspeak devenant Néoparler, alors que le Novlangue de la première traductrice était une belle trouvaille, passée d'ailleurs dans le langage courant et consacrée par l'entrée au Petit Robert. D'autant qu'il ne s'agit pas chez Orwell d'une simple façon de parler, mais d'une véritable langue, avec son propre dictionnaire — la version française d'Amélie Audiberti se trouvant, sur ce point précis, plus fidèle que l'original ! (Orwell a sûrement choisi –speak pour des raisons d'efficacité sonore, Newlanguage étant trop long, trop mou).
Le problème, c'est surtout la Thought Police. Ce fut jadis la Police de la Pensée, formulation un peu longue peut-être, mais vigoureuse avec son double [p] à l'initiale — la preuve, elle aussi est entrée dans les mœurs. On aurait pu, à la rigueur, comprimer un peu : Police-Pensée eût été moins désastreux que l'obscur Mentopolice qu'on nous impose ici, qui nous entraîne du côté des malades mentaux ou des bonbons à la menthe.
Mais le plus spectaculaire dans ce lifting, c'est que le roman tout entier, qu'Orwell avait écrit au passé, se retrouve conjugué au présent. Ça décape ! ça décoiffe ! ça te rentre dedans ! Il serait intéressant d'appliquer le même traitement à d'autres livres du passé, qu'on verrait, transfigurés, quitter le tango qu'ils dansaient, ou la valse, ou la pavane, ou la position assise, pour un rock endiablé ! Oui mais... Je suis le premier, je l'avoue, à intervenir subrepticement sur un texte, resserrant ici, atténuant là un mot gênant, il m'est même arrivé, je crois, de mettre en douce quelques lignes au présent de narration — mais tout un livre ! Je n'oserais jamais, pour des raisons d'éthique : je me refuse à prendre le pouvoir de façon aussi totalitaire, même si c'était pour le bien du peuple.
À l'éthique s'ajoute l'esthétique, bien sûr. Ce punch, ce peps qu'on donne au roman, c'est renversant ! c'est 4891 ! Mais est-on vraiment sûr qu'il corresponde à la vision de l'auteur ? Le texte au présent est certes plus frappant, mais de façon immédiate, superficielle ; il me semble que le passé de l'ancienne version, grammaticalement plus banal, tenait en partie sa force de cette banalité stylistique : en nous installant sournoisement dans une grisaille quotidienne sans fin, il propageait une violence plus sourde et plus durable, un désespoir plus profond. «Il aime Big Brother» — les derniers mots du livre désormais — est pour moi moins terrible que le «Il aimait Big Brother» d'autrefois, où l'imparfait nous englue dans la durée, où l'on nous suggère que cela ne se passe pas dans l'instant présent fugitif, mais que cela eut lieu autrefois, en 1984, et que cela dure encore, très probablement, dans le futur indéterminé où le narrateur écrit. Cet imparfait lu jadis ne me boxait pas l'estomac, c'était pire : je me noyais interminablement.
Je me souviens qu'il y a quelques années une jeune auteure américaine a découvert, de même, son roman traduit en français au présent, alors qu'elle l'avait écrit au prétérit. Et qu'elle a éclaté en sanglots.
Certains persifleurs dressent un parallèle entre le coup de force de Mme Kamoun et les aventures du Club des cinq en français, d'où les passés simples sont bannis ; ils l'accusent de s'être comportée comme Big Brother en créant une novlangue littéraire appauvrie, privée des temps du passé. On peut trouver cela un peu méchant, est-ce tout à fait faux ?
Reste la question qui m'intéresse le plus. Que s'est-il passé ? Comment l'un des grands noms actuels de la traduction a-t-il pu se risquer dans cette aventure, si brutalement, au mépris des dangers menaçant le texte et elle-même ? S'agissait-il de produire une version musclée à l'intention de ceux qui ne lisent pas, qui préfèrent, par exemple, le foot ou les jeux vidéo, qu'il faut gifler pour qu'ils s'émeuvent ? A-t-on, tout bêtement, cherché à doper les ventes ?
Je préfère en douter. Je crois plutôt que Josée Kamoun, traductrice virtuose, reconnue, fêtée, adulée, a été victime de ce que les Anciens appelaient l'hubris. En clair, elle a commis un péché d'orgueil. Enivrée par ses triomphes avec Coe, Irving, Roth ou Kerouac, elle s'est cru tout permis. Elle s'est attaquée à un nouveau géant avec la volonté de le mater, de le marquer au fer rouge, lexicalement et grammaticalement ; de briser certains tabous linguistiques en créant sa propre langue ; de nous choquer au passage, et tant pis (ou tant mieux) si cela fait parler d'elle. Ce goût de la provoc ne m'est pas totalement antipathique, mais je me demande si cette fois la star a réussi son coup, au-delà du tintamarre dans les rues de Landerneau. Disons simplement, pour être positif, qu'on peut donner de bonnes leçons y compris quand on se plante.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°178 en juillet 2018)