ÉTRANGES FLEURS


«Tu ne me donnes pas un baiser ?» demanda-t-il.

Allons bon, soupire le lecteur. Encore une traduction aux dialogues encravatés... «Tu ne m'embrasses pas ?», c'est pour les chiens ?

«Ils se connaissaient maintenant depuis si longtemps qu'il lui semblait qu'il y avait plusieurs années qu'ils s'étaient rencontrés.»

«Il était complètement fou et hors de lui-même du désir de faire la connaissance de la jeune dame.»

Que-que-que, de-de-de-de, cette fois on se dit : C'est clair, ce type-là traduit comme un manche. Et ça se confirme :

«...entourant les hanches de sa femme de ses bras.»

«La pièce qu'ils avaient louée pour une infime mais nécessaire somme.»

S'agissant d'un magazine : «Ce devait être très vieux, sans doute de cinquante ans.»

«La petite chambre devint si intime.»

«...si paradisiaque, si colossal, si embrassant le monde...»

«...des types qui ramassent des fleurs dans les ruisseaux pendant le printemps.»

En danois, semble-t-il, le mot «obscurité» se termine en «pa», et l'Europe doit se dire «Europa». Ce qui nous vaut, en français, cet échange digne des Monty Python :

«— 'Rio pleine d'obscurité', comme ça sonne bien.

— Ça rime avec 'Europe'.»


L'affaire semble entendue, l'incompétence du traducteur crève les yeux. Vu son nom, pourtant (on peut le dévoiler, le malheureux n'est sûrement plus de ce monde, ayant publié son pensum dans les années 40 — autant dire la préhistoire), vu son nom, Christian Petersen-Merillac semblait familier des deux langues... C'est Petersen qui a le dessus, hélas.

Consolons-nous. L'avantage de ces traductions hasardeuses, c'est qu'elles posent l'éternelle question du Ça se dit ou ça se dit pas ? de façon plus aiguë que les textes linguistiquement corrects.

Je n'écrirais pas, pour ma part, «Ils allèrent à un café voisin», mais «dans un café» ; «Il était occupé avec ses textes», mais «par ses textes» ; «Il avait un curieux don de lire dans ses pensées», mais «le curieux don» ou «un curieux don pour», mais au fond, qu'est-ce qui rend objectivement ces tournures fautives ? Quant à «une nuit où j'avais rêvé être à Marseille», ce rêver suivi de l'infinitif ne serait-il pas plus souple, plus élégant qu'une lourde relative ?

Et s'il faut reconnaître qu'il y a dans ce travail des fautes caractérisées, doit-on les voir de façon purement négative ? Ces fautes ou demi-fautes ne deviennent-elles pas, sous la lumière d'un regard bienveillant, d'étranges fleurs à la beauté ambiguë ? On se prend à rêver, à imaginer des ouvrages étrangers plats et rébarbatifs, ravivés par des traductions comiquement brinquebalantes, ponctuées de surprises piquantes, source de douce hilarité.


Du coup, un doute s'insinue : le livre en question, Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs cœurs, d'un certain Jens August Schade, est un roman sacrément déjanté. Si l'on ne peut guère attribuer tous les dérapages ci-dessus à un calque du danois en général, ne pourraient-ils pas être un écho délibéré du danois de l'auteur, qu'au vu de son riche imaginaire on suppose plutôt transgressif ?

En soixante-dix ans cette traduction a été rééditée quatre fois, ces horreurs sont passées sous quatre paires d'yeux au moins, qu'on suppose attentifs, sans se faire corriger ! Ne faut-il pas en conclure qu'il y a là autre chose que de vulgaires maladresses ?

On se prend à imaginer ce traducteur inconnu en manipulateur inspiré, allant jusqu'à truffer un original sagement écrit de dérapages tout de son cru, de quasi gags, afin d'exacerber le côté baroque de l'œuvre ? La décoiffant pour qu'elle nous décoiffe ? Est-il vraiment le pitoyable tâcheron qu'on croyait, dépassé par les événements, ou plutôt un virtuose pervers et admirable ? On imagine derrière lui un éditeur machiavélique, en l'an de grâce 1947, le poussant à corser, à déglinguer plus encore sa tradale pour fouetter la curiosité du public — espérant sans trop y croire qu'un enfant né cette année-là lui rendra, septante ans plus tard, le plus éclatant des hommages.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°177 en juin 2018)