HYMNE À LA PROVIDENCE


Tout au long de nos vies, la Providence veille maternellement sur nous, distribuant caresses et gifles avec un discernement admirable. Me voyant décoré en grande pompe ce matin-là, et craignant que n'enflent mes chevilles, elle s'arrange pour que je reçoive le soir même ce petit mail assassin :



2.4.18

Cher Monsieur

Je viens de lire le dernier roman de P. mais la traduction est un désastre. Vous devriez avoir honte de publier un travail salopé de cette manière. Avez-vous pensé à vous relire ou à demander à des experts de vous relire ou êtes vous si imbu de votre propre personne pour éviter cette étape. A disgrace !!!

Bien à vous

Paul-Émile Dodut


Voilà qui excite ma curiosité doublement. Pourquoi une telle hargne venant d'un inconnu ? Et surtout, qu'est-ce qui peut bien avoir choqué cet homme dans une traduction qui m'a paru facile et sans histoire ?



3.4.18

Cher Monsieur,

Voilà une réaction qui m'intéresse beaucoup. Auriez-vous l'amabilité de me fournir des exemples précis ?

Amitiés,

M.V.



3.4.18

Cher Ami,

Les exemples fourmillent qui témoignent de votre maîtrise très aléatoire de la langue française.

P34 . "le service public dans sa gloire". On dit Dans toute sa gloire. On utilise "dans sa gloire" lorsque l'on parle du Christ par exemple. Vous connaissez bien St Cyril mais pas Saint Methode.

plus loin : Les billets de cinquante allongés dans la plume. Il ne sont pas allongés ils sont dissimulés.

Plus loin. pp 35 On va à l'autorité portuaire. Je ne vois rien d'autre à faire et n'attends pas grand chose mais pour la bonne forme il faut les rencontrer. Qui sont ces ils dont vous nous parlez ? Le sujet c'est l'autorité portuaire... Affligeant.

Bref j'arrête le massacre. Je pourrais continuer des heures.

Cette traduction est une véritable torture pour l'esprit.

Bien à vous.

P.D.


(Je reproduis fidèlement la typographie hasardeuse de l'original.)



10.4.18

Merci, cher Monsieur, pour votre subtile mise au point, que je m'en vais transmettre à l'éditeur. L'auteur à qui je l'ai montrée m'a dit, Laisse tomber, des comme ça j'en reçois tout le temps, mais il a tort : vos éclaircissements méritent une réponse détaillée.

- La syllepse qui vous a heurté, courante à l'oral (elle se trouve ici dans un dialogue), est attestée même à l'écrit chez d'excellents auteurs. Tenez, Racine : « Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge, Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin. » Cette menue infraction m'a semblé ici plus naturelle, plus expressive que l'accord platement réglementaire.

- Les billets ne sont plus dissimulés, le commissaire les revoit une fois extraits du matelas, posés sur le lit. L'auteur aurait pu dire « étalés », simplement, mais il a préféré « allongés » : c'est ce qu'on appelle une image. On peut aimer celle-ci ou non, mais je n'avais aucune raison de la censurer. Je l'ai rendue mot-à-mot. Mon rôle n'est pas de banaliser le texte.

- J'ai consulté une douzaine de personnes du métier à propos de « dans sa gloire », et aucune d'elles n'y a vu de connotation religieuse. J'aurais pu garder le « toute »; je l'ai supprimé pour alléger ma phrase et rafraîchir une expression un peu figée.

Je salue, naturellement, votre admirable érudition et votre sens aigu du comme-il-faut littéraire; seulement voilà, le grec est une langue moins stricte que la nôtre, plus familière, plus orale. P. lui-même écrit de façon simple et vivante. Lui mettre une cravate serait un contresens. Je suis tout à fait capable, notez bien, d'écrire des pastiches de langue académique, mais là ce n'est pas le moment.

Votre premier message, je l'avoue, m'a surpris par sa véhémence. Pourquoi ce brusque déchaînement contre un travail en tous points semblable aux précédents, et qu'a relu la même excellente correctrice ? Lorsque sans me connaître vous m'accusez d'être « imbu de ma personne », on peut se demander si vous êtes mû par des considérations purement littéraires. Mais je choisis de croire que telle est votre nature, tout bêtement. Que vous incarnez à l'état pur un certain type de lecteur dont j'avais oublié qu'il existât.

Vos critiques m'aident à me situer, elles me confortent dans mes choix stylistiques. J'ai rencontré, en soixante ans de lectures, chez nos meilleurs auteurs, une foule d'infractions à la correction grammaticale et lexicale : ces « fautes de français » sont souvent d'habiles trouvailles qui servent à produire du sens et de l'émotion. J'essaie de suivre cet exemple pour assouplir, oxygéner, vivifier ma langue.

Bref, nous sommes vous et moi sur des planètes différentes. Ne lisez plus P., ne me lisez plus, je vous en prie. Je ne me réjouis pas de vous faire autant souffrir.

Avec mes meilleurs sentiments,

M.V.



En rédigeant cette réponse, j'ai un peu l'impression de casser une noisette au marteau-pilon, vu la faiblesse des arguments de l'agresseur. Mais si je ne m'expliquais pas en détail, le violent pourrait croire que je me tais lâchement, détruit par ses attaques mortelles. C'est la corporation que je défends : je dois montrer qu'un traducteur responsable sait justifier le moindre de ses choix.

Je pensais en avoir terminé enfin. Mais non :



11.4.18

Mon cher Ami,

Il se trouve que j'ai de bons amis qui connaissent bien P. et cela m'étonnerait qu'il ait dit cela.

Eh bien je n'avais pas imaginé mettre dans le mille à ce point-là. Vous comparer à Racine…c'est évidemment un signe d'humilité incontestable...

Vos allégements et vos figures de style comme vous dites sont des coquetteries et du maniérisme de Prisunic qui ne servent à rien d'autre qu'à satisfaire votre ego surdimensionné. Je ne sais si ce sont des trouvailles mais elles ne sont pas très habiles. Enfin vous êtes satisfait de vous-même, c'est là l'essentiel ! Il faut s'appeler Queneau pour jouer avec la langue, et dans ce cas on le fait en son nom propre pas en se cachant derrière un auteur.

Cher Monsieur Volkovitch, la langue française est une maîtresse parfois capricieuse et rétive, on peut lui faire des enfants naturels (c'est une image….) mais rien ne justifie qu'on la prenne de force au détour d'une phrase et certainement pas des traîne-plumes de votre espèce (c'est aussi une image). Je ne sais pas s'il est inconvenant d'affubler P. d'une cravate, mais vous lui avez carrément mis le bleu de chauffe en vrai soutier littéraire que vous êtes.

Je vous remercie pour vos explications de texte, elles m'ont aidé à m'élever et à mieux comprendre le monde, enfin le vôtre surtout.

Pour terminer, Je n'ai pas besoin de vos conseils pour savoir si je peux lire P. ou non mais j'attendrai une nouvelle traduction, moins… « créative » ou plus honnête, c'est selon.

Je vous laisse à vos certitudes.

Bien à Vous

P.D.



15.4.18

Vous devriez vous inspirer de Kundera Monsieur Volkovitch. Une phrase qui vous va comme un gant. À relire dans les Testaments trahis .

« Sans aucun doute, on pourrait écrire mieux telle ou telle phrase d'A la recherche du temps perdu. Mais où trouver ce fou qui voudrait lire un Proust amélioré ? »

N. [la traductrice précédente, dont il écorche le nom] était plus douée et sur tout plus respectueuse. Quant à L'arrogance, elle est toute entière dans vos propos méprisants.

Bonne journée

P.D.

P.S j'ai demandé à un ami, professeur émérite de grec moderne et Docteur Honoris Causa de plusieurs université grecques, de relire votre prose. On en reparlera.



En reparler ? Pas très envie. Je pourrais démonter chaque phrase de ce chef-d'œuvre de mauvaise foi, résumer l'embryon de pensée qui s'en dégage pour en souligner l'absurdité. Ce qui donnerait :

Pour être un grand écrivain, il faut avoir une écriture personnelle.

Pour avoir une écriture personnelle, il faut être un grand écrivain.

Donc, si l'on n'est pas un grand écrivain (ou un grand traducteur), on est sommé d'écrire platement.

Questions : Comment fait-on alors pour devenir un grand écrivain ? Et si un petit traducteur traduit un grand écrivain, a-t-il le droit de transposer la langue de l'auteur, par définition originale, dans un français original, ou doit-il rester à sa place, et écrire plat ?

Il y a dans ce raisonnement vicieux une pathologie de la pensée qui m'intéresse. Mais à quoi bon répondre à ce type ? Garde ça pour toi, Michel. L'homme est muré dans son délire. Il ne peut que ressasser. Si tu l'excites, il va se faire du mal. Ne perds pas ton temps, le boulot attend.

Évidemment, j'aurais aimé percer le secret de cette haine bizarre; mais l'âge venant, déflorer l'énigme ne m'enchante pas plus que de la contempler intacte dans son mystère fascinant. Louée sois-tu, Providence, qui là encore fais si bien les choses. Et toi aussi, ô Paul-Émile Dodut, dont les élucubrations saupoudrent d'un peu de sel mon existence.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°176 en mai 2018)