VERS ET MÈRE


Traduisant un poète célèbre pour une prestigieuse collection, le confrère annonce en première page et en grosses lettres qu'il dédie son travail à sa maman. La coutume voulant que l'humble traducteur confine ses messages personnels à un coin discret en fin de volume, je me dis, fort impressionné, que si notre homme brave ainsi les conventions, c'est qu'il vient de pondre là un chef-d'œuvre, devenant du même coup le héros du livre. Eh bien lisons vite.


On dirait qu'un ami ancien

D'un tendre archet touche ton cœur,

On dirait qu'un essaim léger

De songes tout à coup surgit.


L'original est écrit en vers classiques, rythmés et rimés. Dans la v.f., les rimes ont disparu, ce qui ne m'étonne pas, vu ce que j'ai lu dans la préface :

«Si la rime a été écartée (mais point chassée, lorsqu'elle se présente d'elle-même), c'est parce qu'elle se laisse trop voir...»

Je ne comprends pas en quoi la rime, voulue par le poète étranger, serait plus voyante en français au point de s'avérer gênante, mais je ne parle pas cette autre langue et choisis de faire confiance au fils de Mme X.

Le quatrain en question se compose en français de huit octosyllabes, et je constate que l'ablation des rimes ne l'abîme pas trop. Les deux derniers vers sont même un plaisir à entendre, avec leurs deux e muets bien accordés à la légèreté du songe.

Ensuite :


Le ciel flamboie. La nuit est sourde, noire.

Autour de moi, la masse des forêts se dresse,

Et cependant me parvient la rumeur distincte

D'une cité lointaine et inconnue.


Si le traducteur ne nous offre pas un rythme régulier, il s'astreint à garder un nombre pair de syllabes : 10, 12, 12, 10. L'ennui, c'est que la réussite musicale des deux premiers vers, avec la sombre basse des [a], fait ressortir cruellement le patatras du vers 3, rythmiquement informe avec la double boiterie de son 7+5. Plutôt que ces 12 syllabes cahin-cahotantes, on aurait préféré un 11 syllabes en 6+5 où la première partie du moins serait bien balancée. Par exemple :


Et me parvient pourtant la rumeur distincte...


Sans compter que «pourtant» allitère mieux, avec son p à l'initiale, que le plat et moche «cependant».


Je le verrai, ce jour où périra

L'univers, ma patrie.

Et, seuls, s'élèveront mes cris de joie,

Pour célébrer la mort de ce qui est.


Périra / joie : pas vraiment une rime, juste une assonance. Certes, c'est mieux que rien, mais du coup on s'attend à une rime finale en [i], et lea fin du v.4 tombe à plat. Il eût mieux valu trébucher au début et se rattraper la fin !

Pour ce faire, le traducteur aurait pu sans grand dommage déplacer son assonance aux vers 2 et 4 :


Je le verrai, ce jour où ma patrie,

L'univers, périra.

Et, seuls, pour célébrer la mort de ce qui est,

S'élèveront mes cris de joie.


D'autant que l'alternance vers long / vers court ainsi créée donnerait plus de balancement, d'harmonie à la strophe, si bien que maman serait encore plus fière de son fiston.



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°175 en avril 2018)