GOOGLOVITCH ÉPINGLÉ


«La version d'origine de ce livre, en grec est superbe. Malheureusement la traduction française (Volkovitch) est lamentable, des phrases interminables déstructurées, on croirait l'œuvre d'un logiciel de traduction automatique d'il y a 10 ans. Inadmissible d'avoir laissé passer ça par X., qui est une société d'édition sérieuse. Quel gâchis !»

Trouvé ça sur le Net. (Je reproduis la syntaxe et la ponctuation d'origine.)

Voilà qui pique ma curiosité : j'ai déjà été qualifié de google-translator naguère, dans un coin obscur de la Toile, mais sans explication ni allusion à un titre précis. Ce même livre — La petite Angleterre, de Ioànna Karystiàni — était-il visé ? Cela me revient : en 2002, recevant ma traduction dudit bouquin, une personne travaillant chez X., traductrice elle-même, m'avait avoué sa gêne, me demandant même si je n'aurais pas des fois bâclé le boulot... Et mon press-book me rappelle qu'à l'époque, non seulement mon travail n'a été loué nulle part, mais personne n'a rien écrit sur ce malheureux bouquin, pourtant délicieux.

Retournant au texte après des années, je lis dès la première page :


La bouche desséchée par les cigarettes, une camelote péruvienne, Saltafèros en fuma deux paquets, à l'aube il laissa la boîte aux pieds du mort, il en restait quatre, rejoignit la cabine, laissant le radio contempler seul pour la dernière fois le soleil levant, tout seul, chacun de nous est seul en cette vie, pensait le capitaine, Nikiphòros n'était plus et les autres, toujours présents, pleins de fric, l'attendaient à Paramaribo, et quant à la pisse-vinaigre, quinze ans à faire la gueule, comme on ne vit qu'une fois elle allait bouffer la pension à en faire gonfler encore son gros cul, tandis que Nikiphòros l'infatigable, cœur d'or, parfait marin, le sans-filiste le plus recherché de la compagnie, par qui les femmes dans les ports, lui qui pourtant mangeait de l'ail ! se faisaient sauter à l'œil, s'en allait à quarante et un ans.


«Interminable», «déstructurée», en effet — un écrivain normal aurait pu la couper en cinq —, la phrase largue les amarres, arrache comme des clous les points qui voudraient la fixer au sol pour dériver longuement, librement, souplement comme nos pensées, charriant commentaires et bribes de monologue intérieur en même temps que le récit, sinueuse, un peu égarée, incapable de trouver le repos, comme le héros obsédé par le chagrin.

Pas besoin de consulter l'original. Je ne l'ai pas inventée, cette longue phrase, je me suis sûrement laissé guider par elle. Je ne me permets pas de couper les phrases longues pour les raccourcir, ou de fabriquer des longues en raboutant des courtes. Je reproduis pratiquement toujours le cadre de la phrase d'origine. Et dans le cas présent, j'ai été d'autant moins tenté d'intervenir que l'écriture si vive, si expressive de Karystiàni m'enchante.

Originale, assurément, quoique d'une audace modérée, cette écriture a de quoi déplaire à certains, peut-être même au plus grand nombre, et je ne reproche rien à ces lecteurs-là : de quel droit entraînerait-on de force dans une rando VTT ceux qui préfèrent une excursion en car ? Mon internaute grincheux a été victime d'un malentendu, tombant sur une écriture un peu hardie non pas dans un ghetto avant-gardiste, mais dans une collection plutôt sage.

Un lecteur qui râle, ce n'est pas grave, dans certains cas c'est même flatteur. Ce qui me chagrine un peu dans l'affaire, c'est surtout la réaction de ma consœur de chez X., personne honorablement connue et que je respecte : elle aurait voulu, j'imagine, que je colle des points après «paquets», «du mort», «quatre», «seul» et «capitaine», bref que je normalise, que je pasteurise, que je rewrite ma copie en français d'éditeur. J'en suis plus choqué encore qu'il y a quinze ans.

Ce qui m'embête un peu, également, c'est que j'ai traduit de cette façon innocemment, sans me douter un instant que je pourrais froisser quelques lecteurs. Voilà ce que c'est de lire Claude Simon et de traduire des prosateurs comme Cheimonas, ou des poètes contemporains... Ce manque de lucidité est une faute. Il faut toujours pouvoir se situer, savoir où se trouve l'interdit — même si l'on est décidé à l'enfreindre.

Relisant ce bout de traduction, j'éprouve mon sentiment habituel en pareil cas — un sentiment double : je pourrais sûrement faire mieux, on peut toujours ; oui, mais ça peut aller comme ça, c'est présentable. En tous cas, pas question de changer quoi que ce soit pour plaire à un certain public, fût-il écrasamment majoritaire.

J'aimerais seulement que mon Nikiphòros devienne Nikifòros : ce serait moins livresque, plus léger, plus moderne. Et pour le coup, je ne risque rien : qui verrait la différence ? qui se soucie d'une nuance tellement infime ?



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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°172 en janvier 2018)