C'est un jeune auteur anglophone encore inconnu chez nous, que je dois lire en français, n'ayant pu trouver l'original. Un livre passionnant ! J'en ronronnerais de bonheur si la traduction ne me faisait pas grincer des dents.
Pas évident de repérer les contresens, quand on n'a pas la v.o. En voici un tout de même, de belle taille : «Était-elle vraiment apparue ou l'avait-il conjurée ?» Ce «conjurée», qui ne veut rien dire — ce qui aurait dû alerter le traducteur —, c'est sans aucun doute le «conjure up» anglais, qui signifie «faire apparaître». On apprend ça en première année de fac, sinon plus tôt.
Mais dans le cas présent, c'est plutôt le français qui merdoie.
Les dialogues par exemple, souvent faux, trop soutenus, ou trop lourds : «Vous avez perdu l'esprit ?» pour «Vous perdez la tête ?» «Est-ce que vous vous sentez mal ?» alors que «Vous vous sentez mal ?» suffirait.
On trouve d'étranges antépositions d'adjectifs : «les antiques pierres», «un antique arbre», pour éviter sans doute la confusion avec le sens historique du mot, au lieu de dire simplement «arbre très ancien». Les formulations bizarres ou macaroniques pullulent : «Ce fut avec les plus grandes difficultés qu'il formula...» («Il eut le plus grand mal à formuler»), «Ce n'est que peu à peu qu'elle avait compris qu'il l'avait déçu» («Elle avait mis du temps à comprendre...»), «Durant l'heure et quelques qui suivit...» («Pendant plus d'une heure»), «Il sentit sa pieuse résolution se fracasser» («s'effondrer», «tomber en morceaux»), «Un millionnaire du logiciel américain» («Un américain millionnaire du logiciel»), «Une petite entreprise de chausseur» (= ?), «L'un d'eux lui toucha la tête de la sienne» («La tête de l'un d'eux toucha la sienne»), etc.
Ce qui caractérise les traductions vasouillardes, souvent, c'est les longueurs inutiles. Dans «Il faisait quarante degrés centigrades», à quoi sert «centigrades» ? Et que dire de «comme s'il venait tout juste de sortir du four» ? Pourquoi «tout» ? Et au fait, pourquoi «juste» ? Et tant qu'à faire, pourquoi «venait de» ? Si on veut marquer la rapidité de l'action, accumuler les mots est non seulement inutile, mais contre-productif. Cette rapidité, je la sentirais nettement mieux avec un simple «comme s'il sortait du four» !
Le traducteur ignore également une règle fondamentale, qui fait partie du B,A, BA : en français, presque toujours, il faut garder le meilleur pour la fin de la phrase, l'endroit où les mots ont plus de temps pour résonner.
«C'était le vieux le responsable» ? Non : «Le responsable, c'était le vieux». On pose la question, on entretient le suspense en gardant la révélation pour la fin.
«Nous paraissons provinciaux et crasseux en comparaison». C'est le mot «crasseux» qu'il faut mettre en valeur, bon dieu ! «En comparaison», si neutre, on le place au début.
«Il eut honte de cette pensée aussitôt qu'il y réfléchit». «Dès qu'il y réfléchit, cette pensée lui fit honte.» etc.
Je m'arrête devant «elle actionna le commutateur». Un bon auteur français n'écrirait pas ça. Pourtant, je ne vois pas comment le dire de façon plus naturelle. À moins d'abandonner «actionner» et «commutateur», ces deux lourdauds, et de chercher ailleurs — comme on n'arrête pas de le faire en traduction. La phrase d'avant nous dit que la pièce est plongée dans l'ombre, alors allons-y pour «Elle alluma». Tout bêtement.
Pour couronner le tout, notre tâcheron n'a pas d'oreille. S'il s'était relu à haute voix, ou si simplement il savait lire tout haut dans sa tête, comme il se doit, il aurait éliminé certains passages cacophoniques, ces heurts de consonnes, ces hiatus en série. «Aussi se sentait-elle», s-s-s, t-t... «L'entendit-il dire», t-d-t-d... «Avec quelque soulagement», k-k-k... «...et à accomplir», é-a-a... «Quant à elle, elle semblait mal à l'aise», elel... «...et alla à la cuisine», ah là, là !...
Au moment de cracher ma bile dans le Carnet du traducteur, j'hésite. Le confrère est sûrement un petit jeune qui débute, ne soyons pas méchant... Je me renseigne tout de même : eh bien le maladroit est un vieux briscard, qui a même reçu deux prix de traduction ! On dira que le pauvre, pour gagner sa vie, a dû torcher le boulot à bride abattue. Sans doute, mais même dans l'urgence il y a des fautes qu'on ne fait pas.
À vrai dire, ce n'est pas seulement à lui que j'en veux. La maison d'édition, en l'occurrence, est honorablement connue, dotée d'une armada de correcteurs et d'un directeur de collection, et c'est ce monsieur-là le grand coupable. Je sais, il n'y a sans doute pas de quoi s'énerver, ce pensum n'est certes pas une exception dans le paysage éditorial français ; n'empêche, le traducteur et l'éditeur minuscule que je suis enragent de voir le mal que l'un et l'autre se donnent pour servir des festins à une poignée de convives, tandis que des flemmards s'engraissent en servant de la daube à des milliers de victimes.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°169 en octobre 2017)