Les nouvelles de D.H. Lawrence furent intégralement traduites dans les années 80 par un digne universitaire dont il serait cruel de divulguer le nom. Sa version, publiée chez Garnier, semble avoir disparu des catalogues, en partie sans doute à cause de Patrice Gromeau. Ce dernier, retraduisant cinq nouvelles du même Lawrence chez Hatier quelques années plus tard sous le titre La belle dame, éreinta son prédécesseur avec une rare frénésie. Son texte est jalonné d'appels de notes renvoyant à une postface où, chose inouïe, loin de nous éclairer sur l'œuvre, il ne cesse pendant quarante-cinq pages de cracher flammes et venin sur la version antérieure. Comme s'il traduisait moins pour donner vie à un texte que pour dézinguer un confrère.
Le travail de la victime, que je connais par les seuls courts extraits fournis par l'assassin, semble bel et bien faiblard, gauche et mou. Le tâcheron semble notamment atteint, comme tant d'autres avant lui et même après, par ce célèbre mal français : la phobie aiguë des répétitions. Dans un passage intense où le mot «dead» revient délibérément cinq fois, il se borne à deux occurrences, alors que Gromeau reprend le mot à cinq reprises, bravement.
Oui, mais quand on attaque aussi méchamment, il faut être soi-même sans reproche. Or le travail de l'imprécateur n'a rien lui non plus qui fasse hurler d'enthousiasme.
Me gênent, par exemple, certains adjectifs antéposés (une «passive victime», «une autre déserte, verdoyante et silencieuse vallée»), ou cette mise en sandwich du nom entre deux adjectifs, tic nerveux grammatical : «bleuâtres crêtes pâles» «fortes jeunes épaules» «lointains coqs invisibles» «morte face blanche», «tropicales plantes grimpantes»...
Ou ces erreurs classiques : un «cheval aux pattes fines» (les chevaux ont des jambes), un homme portant «des pantalons» (en principe un seul suffit).
«Tout semblait si beau, si d'après-midi, si estival».
Là, il est vrai, la tâche est rude : il s'agit de traduire le néologisme «afternoony». En anglais, il ne manque pas de grâce, une grâce dont la v.f. ici est tragiquement dépourvue. Il aurait fallu, par exemple, lâcher un peu de lest : «Tout sentait bon l'après-midi et l'été»...
La copie du retraducteur est ainsi constellée de gaucheries diverses : «un homme de haute taille, qui avait une quarantaine aux tempes grises», «La dernière miette d'obscurité était en train d'être balayée de la chambre», «Il y avait le parfum du trèfle, comme miel et abeilles» (ça veut dire quoi ?), «Le village et l'église au clocher blanc étaient petits au soleil», «Hêtres et pins poussaient en mélange», «Le manque d'eau lui rendait le cerveau brûlant et enflammé», etc.
Toutes les répétitions ne s'imposent pas, celle du verbe être en particulier pose problème, surtout celle de la forme «était», plus longue que le discret «was» :
«Il était évident que ses affaires étaient plus aventureuses que sa personne, mais il était toujours une petite dynamo d'énergie», «C'était comme si sa femme était une précieuse veine secrète dans ses mines», «Il avait de beaux projets, mais c'étaient des projets qui ne se matérialisaient jamais», «Mais c'était comme si le garçon était incapable d'entendre», «Dans le monde où il était, il était seul».
Relire le paragraphe ci-dessus me replonge dans le temps béni où je corrigeais des copies de lycéens...
Un moment toujours périlleux : les dialogues. La femme dit à son serviteur, noblement : «Je vais chevaucher jusqu'au couvent.» («I will ride», je suppose.) Et cet homme du peuple répond, superbe : «Vous accompagnerai-je ?»
Une femme dit à Jésus : «Laisse-moi t'oindre !»
Il faut, pour goûter pleinement cette réplique, essayer de la dire à haute voix.
Pour finir, «L'oncle explosa de rire».
Moi aussi, plusieurs fois.
Pourquoi s'acharner si lourdement sur Gromeau, presque aussi lourdement que lui sur X. ? En sortant l'artillerie, je ne cherche pas à défendre un confrère peu défendable et pour qui je n'éprouve aucune sympathie, ou pour taper sur un type qui ne m'a rien fait ; je me bats pour une certaine déontologie. L'attaque gromeausienne enfreint les règles du jeu tel que je les comprends, par son outrance d'abord. «Style BHV...» «Comme dans un roman de gare...» «Tout droit tiré de la Comtesse de Ségur...» «Cucul la praline !» «Grand fou, va !»
Je ne pense pas qu'il faille sombrer dans le corporatisme en s'interdisant rigoureusement de critiquer le voisin, mais faisons-le du moins avec mesure. Il m'arrive plus qu'à mon tour de démolir telle ou telle traduction, mais je ne frappe que les stars dont la notoriété me semble usurpée, les grands agressifs et les grands vaniteux aussi ; je le fais sur mon site uniquement, dont la diffusion restreinte me laisse espérer que ma victime n'en saura rien ; ma motivation est avant tout pédagogique. Parfois, sans doute, je me laisse aller à cogner trop fort, sur Mme Y. ou M. B. par exemple, mais il m'arrive aussi de retenir mes coups. Et puis je m'efforce de combattre avec élégance. Dans les aboiements du confrère, en fin de compte, c'est le manque d'humour, de légèreté, de finesse, de classe en un mot, qui me dérange le plus.
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°165 en juin 2017)